Vous avez déjà réalisé un certain nombre de vidéos et de courts métrages. Quel a été le point de départ de votre premier long métrage consacré à l’univers des jeux en ligne, Le Cœur du masturbateur ?
L’idée du film m’est venue quand j’ai découvert le Blue Whale Challenge, un « jeu » né sur les réseaux sociaux russes qui a entraîné une vague de suicides. Dans ce « jeu », le joueur doit relever cinquante défis en cinquante jours. Le dernier jour, il doit se tuer s’il veut « gagner ». Le film a tout de suite pris vie dans mon imagination, et j’ai écrit le scénario très vite, en l’espace de quelques jours. Parfois, on met des années à développer une idée, et parfois, elle vous vient sans crier gare, déjà toute prête. Pour Le Cœur du masturbateur, ça s’est passé ainsi. Mais le jeu n’était que le point de départ. Je considère l’histoire d’un film presque comme un ceintre, c’est-à-dire un simple support pour la « véritable » intention du réalisateur. Ce qui m’intéressait avant tout, c’était de dresser un portrait très intime d’une personne qui est en train de s’effacer, petit à petit. Je voulais faire un film dans lequel on accompagne le personnage dans ses moments les plus calmes et les plus intimes.
Malgré la gravité des thèmes abordés, le film reste doux, onirique et délicat. Comment avez-vous créé cette atmosphère ?
C’est vrai que le film est empreint de calme et de douceur. Je voulais susciter un impact émotionnel chez le spectateur, mais de façon subtile. J’ai imaginé une surface paisible, dissimulant un océan déchaîné de sentiments. C’était mon intention de départ, j’avais une idée très précise de l’atmosphère que je recherchais, j’ai donc veillé à ce que tous les éléments du film expriment et reflètent cet état d’esprit. Nous avons fait un énorme travail avec la chef décoratrice, Claire Belin, pour trouver la maison idéale, le papier peint et les meubles adéquats, ainsi que les extérieurs les mieux adaptés. Chaque élément devait être pensé pour que l’atmosphère générale reste cohérente. Pour être honnête, je me rends compte aujourd’hui que je cherchais inconsciemment à recréer les ambiances et les textures de mon enfance. Le processus a été le même pour la photographie.
Pourquoi avez-vous choisi de tourner Le Cœur du masturbateur en 16mm, et d’adopter un format 4/3 ?
Le directeur de la photographie, Paul-Anthony Mille, est un fanatique de la pellicule, il nous a encouragés à tourner en 16mm, et je suis ravi de ce choix. Le 16mm transforme vraiment les choses : la texture, le grain, le rendu des couleurs… Concrètement aussi, nous avions 88 scènes à tourner en 11 jours, nous n’avions donc pas une minute à perdre. La sensibilité de la pellicule nous a permis de tourner avec très peu de lumière. Quant au format 4/3, il semblait tout indiqué pour le film. Je voulais donner l’impression d’un monde clos, intensément centré sur le personnage principal, ce qui n’aurait pas été possible avec un écran plus large. Je savais aussi que filmer sur pellicule donnerait plus de concentration et d’intensité au tournage, ce qui n’est pas envisageable avec les ressources infinies d’un tournage en numérique.
La musique du film est classique, peu présente et dénuée de lyrisme. Pourquoi ce choix ?
La musique principale est un morceau de Frederic Mompou qui m’a semblé fait pour le film. Je ne voulais rien de contemporain. J’avais envie d’émotion et de simplicité. Et comme pour tous les autres éléments du film, il fallait que la musique s’intègre parfaitement à l’atmosphère générale. Il était important de n’inclure que l’essentiel. Répéter le même morceau de musique ajoutait quelque chose de vital au film.
Vous êtes australien, pourquoi avez-vous réalisé votre premier long-métrage en France, avec des acteur·rice·s français·e·s ?
Je suis australien, mais je vis à Paris depuis 2009, cela fait donc un certain temps. C’est peut-être étrange de faire un film dans une langue qui n’est pas la mienne, mais cela me convient parfaitement. Peut-être que prendre un peu de recul vis-à-vis de la langue me permet de me concentrer moins sur les mots et plus sur ce qui est essentiel à mes yeux : le sentiment, l’émotion.
Comment avez-vous découvert et dirigé Ange Dargent, qui interprète le rôle principal ?
J’avais vu Ange dans le film de Michel Gondry Microbe et Gasoil, et j’avais adoré sa prestation. Quelques mois plus tard, alors que nous préparions la distribution du Cœur du masturbateur, la directrice de casting m’a suggéré des candidats pour le rôle principal et parmi eux se trouvait Ange. Il a auditionné et son interprétation m’a scotché. Surtout, il était évident qu’il avait vraiment envie de faire le film. Il était très investi dans son personnage et il le comprenait profondément. Après l’avoir engagé, nous nous sommes retrouvés une fois par semaine pendant un an pour travailler sur le film. Nous n’avons jamais répété de scènes, mais nous avons longuement échangé. Je lui posais des questions et il me répondait, face caméra. Nous sommes devenus très proches, nous avons partagé nos secrets et nos sentiments les plus intimes sur tous les aspects de nos vies. Je lui ai aussi fait faire des exercices de méditation, des choses comme ça. Quand est arrivé le moment du tournage, je n’avais plus vraiment besoin de le diriger. Il était tellement absorbé par son personnage qu’il était devenu le personnage. Il ne jouait pas la comédie. C’était réel. Et le tournage a été un moment riche en émotions, pour lui comme pour moi.
L’état psychologique du personnage principal n’est pas montré au spectateur, il est davantage révélé par son comportement. D’où vous est venue l’idée de ce personnage, « Lui » ?
Il était déjà présent dans le scénario, écrit dans un langage assez succinct, qui ne décrivait que les actions et pas l’intériorité du personnage. C’était très factuel : « Il se lève, ouvre son ordinateur, tape ceci… ». Je ne cherche pas vraiment à dire quelque chose. Ce qui m’intéresse, c’est faire ressentir quelque chose au spectateur. Je voulais que les sentiments soient exprimés par le biais des images, que l’émotion soit dans l’image. Je voulais aussi que le film devienne de plus en plus profond à mesure qu’il progresse, doucement et lentement.
La structure du Cœur du masturbateur semble suivre la chronologie des jours et des posts du challenge. Comment s’est passé le montage ?
Le scénario était très différent de tout ce que j’avais fait auparavant, dans la mesure où il était doté d’une structure narrative bien définie. L’écriture était très précise, passant de A à B, puis à C, de sorte que le film était déjà presque monté avant même d’être tourné, ce qui a simplifié considérablement l’étape du montage. Le film était écrit comme un château de carte, il était difficile de bouger quoi que ce soit après coup. J’ai naturellement tendance à préférer l’abstraction, j’ai donc fait en sorte de mettre en place une structure qui m’empêche de m’éloigner de ce qui avait été écrit. Le tournage s’est déroulé dans le même état d’esprit. Il n’y avait qu’une caméra par scène, sans coupes ni angles différents. J’ai visé avant tout la précision et la simplicité.
Propos recueillis par Olivier Pierre