Quelle est la genèse de ce projet au long cours, Indivision, après Sur la planche (2011) ?
Après Sur la planche, j’ai tenté d’échapper à ma géographie et à ma généalogie, de ne pas faire un film à Tanger. Mais c’était impossible : j’y reviens toujours. C’est une folle histoire d’amour entre moi, une passion conflictuelle et qui se réinvente. J’aime Tanger la mutante, celle qui change de peau tous les jours, ni la mythique, ni la bohème, ni la chic. Je suis saisie par sa puissance cinématographique. Il suffit de lever le nez, un ciel bleu et des chantiers de construction, des grues, des digues, des trous, des excavatrices et des oiseaux. C’est un paysage obsédant. Un décor sculpté au couteau qui vous écorche la rétine et qu’on veut filmer sous toutes les coutures. Tanger est une ville qui raconte le monde, notre temps, son chaos, ses inquiétudes. C’est peut-être ça une ville-monde. Je voulais faire un film sur une famille. Sur les oiseaux. Sur des adolescentes, sur l’intensité viscérale de la relation au monde, sur la cruauté et la tendresse de cet âge.
La Mansouria, ce domaine, est-il lié à une histoire personnelle ?
J’ai grandi dans une famille tangéroise où les codes de la bourgeoisie de province se cognaient à la fureur de vivre. Une famille « tanjaouia » à la fois très extravagante, jouisseuse et accrochée à ses traditions. Avec sa sensualité brute, à fleur de peau mais une famille très inquiète, de manière souriante et raffinée, qui vit à la fois dans l’urgence de changer et la peur de l’écroulement. Je passais l’été dans la magnifique demeure patricienne de ma grand-mère, un palais de pacha décati, impossible à entretenir, comme coupé du monde, en plein milieu de la médina. La médina s’était paupérisée. Et donc l’été je fréquentais en cachette des gamin·es de mon âge très éloigné·es de ceux qui étaient mes camarades de classe. Je franchissais des lignes, des ghettos, mais je n’y mettais ni mot ni conscience. La fréquentation des bonnes m’était interdite. Avec certaines des filles qui travaillaient pour ma famille, j’ai trouvé des âmes sœurs – Rhimo, Mina… J’avais dix, douze ans. Je mettais un point d’honneur à braver l’interdit. Toutes les expériences que j’ai partagées avec elles étaient mystérieuses, énigmatiques, intenses.
Lina est le témoin des évènements, prenant en charge le film, comme un coryphée dans une tragédie grecque, à travers sa voix. Comment avez-vous imaginé son personnage, son flow ?
Le personnage de Lina est assez complexe : mutique, elle se gribouille la peau, se scarifie presque des mots-clés et des questions sur tout son corps. C’est une adolescente enfermée en elle-même, qui chavire : elle déborde d’un trop plein de mots, trop de mots, trop d’histoires qu’elle n’arrive pas à rendre lisibles, ordonnés. Elle croit fermement qu’elle va devenir une super-héroïne. Je voulais que Lina parle comme une jeune ado de quatorze ans, mais aussi comme une sorte de voyante extralucide, une Shéhérazade. Je voulais créer une sorte de conte oriental. Lina, comme Badia – l’héroïne de Sur la planche – est une majdouba contemporaine, elle représente le fou sacré de la bouche duquel sort la vérité ultime d’une époque. Tel le majdoub, Elle est à la fois pythie, coryphée et juste une adolescente d’aujourd’hui. Au cœur du mixage, il y a la partition de cette voix off : débit de mitraillette, marocain rocailleux mêlé au français, slam percutant, la voix off de Lina devait faire dérailler… C’est d’abord un marocain très singulier, une sorte de langue babélique qui est utilisée par les jeunes marocains mêlant dialecte marocain, français et espagnol. Ce marocain résonne comme du rap ou comme un flux de slam, musical. Tout le Maroc contemporain parle comme cela, bien au-delà des milieux populaires ! C’est une langue « d’ici et maintenant », mais qui puise dans la tradition orale d’hier.
La passion qu’elle partage avec son père pour les oiseaux s’incarne dans une étrange cigogne noire, la « Cigogna Nera ». La nature semble ici un vrai personnage, un rempart à la spéculation, aux mensonges, aux crimes. Quelle place souhaitiez-vous lui donner ?
Lorsqu’elle veut vendre, la grand-mère provoque l’apocalypse sur le territoire, territoire qui est aussi celui des oiseaux. Lorsque le père refuse de vendre sa part dans la propriété et dit qu’il en fera don, le père instille un élément « d’anarchie » dans la famille. C’est une Révolution du territoire qui va se produire. La forêt, sauvage et mystérieuse, va basculer vers un côté sombre et fantastique, celui de l’enfance, des contes, populaires et mystiques. Je suis intriguée par les récits mystiques. Au Maroc, il y a beaucoup de mythes avec des oiseaux, et il y a beaucoup de symbolisme avec les oiseaux. La cigogne blanche est le symbole ultime de l’esprit des Saints. Alors bien sûr, j’ai utilisé ce symbolisme, mais j’aime aussi les cigognes : surtout les cigognes noires.
Les mouvements de caméra, le cadre instable, le montage heurté donnent une dynamique particulière à Indivision. Comment les avez-vous envisagés ?
Le découpage devait rendre compte de la dichotomie entre l’enfermement des personnages et la nature filmée comme un tableau. Je voulais qu’il y ait un contrepoint entre les plans larges, les plans d’ensemble de la nature, amples, posés, puissants et cet emballement suffocant des personnages – ce rythme ne pouvait s’incarner que dans des plans très serrés qui brouillent même la sensation d’espace.
Le mélange des genres donne un film à la fois très intime et politique. Était-ce votre intention ?
Oui, c’est l’intention centrale. La famille, c’est la première cellule de la cité, c’est à la fois utérin et politique. La nature aujourd’hui plus que jamais est à la fois un sujet politique et un sujet intime. Comment ne pas être simplement spectateur, sortir de l’impuissance. Les héros du film sont empêtrés mais ils s’extraient de de la position de victime. Le duo de gamines va se rebeller frontalement contre le pouvoir de tyran que la grand-mère exerce dans la famille. Les filles trouvent un moyen de s’échapper de l’ordre et de la discipline. Elles ne vont pas être des « corps dociles ». Le film sonde aussi la répression, la révolte et la folie. Ça raconte une histoire qui n’est pas seulement révolutionnaire, mais aussi l’histoire de deux filles qui laissent leur esprit divaguer avec les oiseaux alors qu’une tempête redoutable s’annonce.
Propos recueillis par Olivier Pierre