• Compétition Française

HABITS D’AUTOMNE

AUTUMN CLOTHES

Yohei Yamakado

Habits d’automne pourrait être comme le jour de O Marinheiro (FID 2023), qui proposait à l’oreille l’œuvre de Fernando Pessoa. Même atelier, même digue. Autre voyage. A l’écran noir du précédent film de Yohei Yamakado se substituent la lumière d’un printemps à Porto, l’épanchement de la Suite bergamasque de Debussy, la douceur d’une arrivée en gare, un rouge à lèvres, des cheveux ébène, une veste très bleue, trois visages aimables, une visite. Dans O Marinheiro, Rita Senra prêtait sa voix à la lecture du texte. Ici, elle est inaudible puisque le film se tait : Yohei Yamakado joue avec les ressorts du cinéma muet. Un livre est trouvé par Mana Haraguchi, l’amie en visite : Habits d’automne d’Ichiyo Iguchi. La langue japonaise surgit alors, langue natale du cinéaste. Langue intérieure, elle semble venir d’ailleurs. En effet, le cinéaste organise une double distance à partir d’un playback : la lecture est asynchrone (enregistrée dans un autre temps que celui de la prise de vue), et le son de la voix légèrement désynchronisé par rapport au mouvement des lèvres. De ce dernier décalage, troublant, surgit un écart. Celui de l’exil peut-être. Rita Senra prépare le thé à son amie, dans de petites tasses que l’on se dit japonaises. Les plans composés tels des tableaux de Giorgo Morandi ou Paul Cézanne se marient à d’élégantes surimpressions tirées de la rêverie de la lectrice. Chaque note, couleur, texture, exalte notre sensibilité. Dans son raffinement et sa délicatesse de porcelaine, Habits d’automne relève d’une exigence existentielle : « La beauté sauvera le monde » disait Dostoïevski. » Le cinéma, chez Yohei Yamakado, est alors un pays où se répondent les œuvres et les cultures et où se fêtent tous les arts. L’atelier, « lieu sans demeure » cher à Jean-Luc Nancy, lieu où se produit « quelque chose du commun et donc du sens », de l’« être-avec » est le lieu « d’un être touché d’exister ». Merci pour la visite.

Claire Lasolle

Après Amor Omnia (FIDMarseille 2020), d’après les Bucoliques de Virgile, et O Marinheiro (FIDMarseille 2023), d’après l’œuvre du même nom de Fernando Pessoa, vous vous emparez dans votre nouveau film de l’œuvre Habits d’automne, de l’écrivaine japonaise Ichiyo Higuchi.

Oui. Non, je ne sais pas. Je veux dire, je ne sais pas si emparer est… est le mot. Avez-vous ressenti que le film s’empare du texte ? Que ces films s’emparent des textes ?
Bouvard et Pécuchet ne s’emparent pas de textes, mais ils recopient, et c’est tout.
Qu’ils soient considérés comme d’inoffensifs imbéciles, c’est une autre histoire (rires).

(rires) Bien. Pourquoi avez-vous choisi ce texte et cette auteure en particulier ?

C’est le producteur qui me l’a proposé. Il allait obtenir une aide financière pour cet ouvrage, je crois, en tout cas pour l’œuvre de l’auteure. Je l’acceptai.

Bon, d’accord. C’est le producteur qui vous l’a proposé. Et quel était le propos ?

Quelques-unes des nouvelles écrites par celle-ci ont été déjà adaptées, je crois, par Tadashi Imai. Ce n’est pas mal. C’est un japonais assez particulier, une sorte de japonais ancien — celui du Dit de Genji, XIe siècle — mais revisité ou même réinventé, par l’auteure, à la fin du XIXe siècle. Un japonais moyen comme moi l’entend bien, devrait l’entendre mais, en termes de signification, ou de sens, si vous voulez, avec un certain effet de « voile ». C’est un peu comme, si vous voulez, un français ou une française d’aujourd’hui appréciait par exemple les Mémoires de Saint-Simon, ou même La Princesse de Clèves, de Madame de La Fayette, mais probablement avec la certaine sensation que le sens lui est quelque peu voilé. D’où vient cette sensation ? Esthétique, psychologique, ou autres, c’est peut-être déjà un voile. Et c’est en fin de compte surtout grammatical ou lexical. Ce n’est pas rien que le marin s’associe à l’image de voilier, et ça forme un drame — statique, si vous voulez. Qui est une sorte de tragédie, tragédie des mots.
Et tout cela — je parle toujours de cet effet que j’appellerais à mes risques et périls voile, voilé, mais pas tellement voilier —, à cause de mouvements de pensées bien sûr, mais avant tout du vocabulaire et de la syntaxe.
Et les passions qui nous mènent à la syntaxe du japonais ancien sont incorruptibles. Rien / Rien d’autre que d’aller aujourd’hui / Dans le Printemps. C’est solitaire et probe. Ne me demandez pas qui l’a dit.
Et moi, je voulais les écouter.

Vous vouliez les écouter.

Oui. Absolument. Alors qu’au début, je voulais l’écouter, la syntaxe. Mais c’est bête.
Écouter les passions est beaucoup plus passionnant qu’écouter la syntaxe (rires).
Et écouter les passions, donc les voir, n’est-ce pas, c’est quand même du cinéma.

Le film reflète la profonde mélancolie et la nostalgie qui imprègnent le texte, des sentiments qui sont également présents dans vos autres œuvres.

Probablement.

Oui. Pouvez-vous en parler davantage ?

Oui, bien sûr. (long silence)
Je ne sais pas. Je ne sais pas vraiment. Cependant, Satie, dont on entend quelques morceaux dans le film, écrit, à la mort de Debussy, citant approximativement Lamartine : « Un seul être vous a quitté, le monde est dépeuplé ».
La figure éphémère de deux amis ou de deux amies est faite de plaisir et de déception. Et je crois que c’est une des figures que le cinéma a su montrer très bien dès le début. Une femme dans chaque port etc. Et il se trouve qu’il y a de la mélancolie, dans cette figure, et aujourd’hui il y a peut-être une mélancolie du fait de la subir.

Dans ce film aussi, la sonorité du texte et sa restitution orale dans son intégrité sont centrales. Et justement, sans saisir les nuances et le sens de la langue, Rita demande à Mana de continuer à lire en ne profitant que de la dimension purement musicale. Pouvez-vous nous parler de l’aspect sonore du texte ?

Ou, peut-être Rita entend-elle plus que ça. Ou tout à fait autre chose. En tout cas, Rita ne lit pas les sous-titres. Ne les lisez pas, vous non plus. Nous autres modernes, nous n’oublions presque jamais chaussures, mais peut-être un peu trop souvent Saussure.
On voit Mana lire un livre, et cela se trouve au milieu du film. Le texte est central en ce sens, géométrique, si vous voulez, mais pas plus que ça. Or, il se trouve qu’il a été enregistré un an avant le tournage ; l’enregistrement des voix en 2021, en février ou en mars peut-être, et le tournage à Porto en automne 2022, quelques mois après celui d’O Marinheiro. Il est donc tout de même essentiel, ou mieux, élémentaire, si vous voulez.
Et s’il y a une certaine particularité dans ce film, c’est que l’image est d’une certaine manière en retard, pour ainsi dire, par rapport à la voix : donc au son. Il s’agit d’une sorte de « after shooting », si vous voulez (rires). Ou « before recording ».

La dimension musicale du film est enrichie par des compositions de Debussy, Satie et quelques chants vernaculaires du nord-est du Portugal, du Trás-os-Montes. Comment avez-vous effectué ces choix ?

Ce sont des contemporains : Debussy, Satie, Higuchi, ces chants portugais. Comme sont contemporaines Inês, Rita et Mana. Bouteilles, tables, fleures et choses telles que verres, habits et citron. Et finalement tout cela est contemporain. Mais de ces morceaux émane un certain souvenir de tournant du siècle, d’impressionnisme, de paysages, et, peut-être, d’amitiés. Je voulais les remettre côte à côte. Puis, écouter (voir) leurs rapports à nouveau, les rapports qui se trouvent, qui pourraient se trouver entre eux. Puis entre eux et nous. Là. Qu’est-ce que ça fait ? — Un ami m’a dit qu’il croirait y entendre une certaine image de Sakamoto. Je crois que ses oreilles ont été bien conditionnées par ce côté justement Debussy de Sakamoto, mais c’est tout de même une image, et donc un lien. C’est plutôt amusant. Je trouve. Et il y en aurait d’autres. Enfin, je l’espère.
Par ailleurs, ce sont des choses qui aujourd’hui appartiennent au patrimoine culturel mondial ou universel, donc par définition à un certain imaginaire populaire. Pas trop précieux, pas trop inhabituel, tout de même avec une certaine fraicheur qui leur est propre. C’est tout ce que l’on aime. C’est tout ce que j’aime. Et cela — surtout la musique de Satie, dirais-je — nous rappelle un moment historique du cinéma muet. Entr’acte etc. Ces gens qui, suivant un chariot dans la rue, sautent naïvement, innocemment, puis tout à coup on voit Satie et Duchamp sur les toits de Paris etc.. Et en profitant de cette nature soi-disant « semi-parlante » ou « partiellement parlante » du film, je souhaitais que la bande son soit le lieu — certes provisoire et transitoire, heureusement — de rencontres et de retrouvailles. La musique accompagne le film. La musique d’accompagnement. On aurait pu s’en passer, bien sûr. Parce que, bien entendu, image et son sont toujours deux pistes séparées. Même avec DaVinci Resolve Studio, même avec Pro Tools Ultimate, même avec Max/Msp/Jitter, et même avec Ableton Live, accompagné de Max4Live ou non, et même avec nos appareils téléphoniques ultra-sophistiqués d’aujourd’hui, ce sont toujours deux pistes séparées. Du reste, c’est ce que mes étudiants oublient assez facilement, ou c’est ce dont — à cause probablement de ces interfaces apparemment très fluides et lisses — ils ne se rendent pas vraiment compte.
Dans À bout de souffle toutes les voix sont doublées.
Après tout, nous savons qu’avec la musique, quand même, c’est souvent plus amusant. Et je préfère vous proposer des choses amusantes. Ainsi, le temps est désormais meublé. Pas trop. Mais un peu. Comme il faut. La musique d’ameublement. Et comme ça, il se peut que l’on entende mieux, que l’on voie mieux. C’est tant mieux.

Vous recourez aux codes du cinéma muet. Pourquoi ce parti pris ?

Ou plutôt, je voulais essayer autre chose que ce parti pris moderne et contemporain très répandu : parler sans voir.
Le cinéma muet était voir sans parler.
Par ailleurs, je pensais beaucoup à un film ; c’est The Mariage circle, Comédiennes de Lubitsch. À cause surement du type de composants du film. Et tout à coup, je me suis rappelé qu’un certain Ozu aimait dire qu’il a appris le montage avec cette comédie de Lubitsch.
Je voulais à mon tour essayer de placer les mouvements de production et de réalisation dans cette continuité. À la vitesse d’obturation 1/96. À Porto et aujourd’hui. Continuité certes illusoire, mais encourageante et amicale.

La structure narrative du film est sobre et épurée, avec des personnages à peine esquissés. Comment l’avez-vous conçue ?

C’est une belle manière de caresser le film. Et c’est gentil de votre part. Mais peut-être faudrait-il plutôt dire une structure narrative pauvre et élancée !?
Néanmoins, il y a dans Habits d’automne une intrigue assez nette, n’est-ce pas ? Et c’est bien celle-ci : « Rita reviendra-t-elle !? Ne reviendra-t-elle pas !? »
Venez le découvrir.

Du Pacifique, qui entoure le pays natal de l’écrivaine, nous passons à l’Atlantique, sur lequel donne la ville de Porto où a été tourné le film.

Oui.

Pourquoi ce choix ?

Pour ensuite retourner au Pacifique !

La construction du décor, le choix des couleurs et la composition des plans sont méticuleusement soignés. Quelles idées vous ont guidé dans l’élaboration des images ?

Inês, Rita et Mana, qui ne sont pas idées, mais sujets, nos trois chers sujets. Et le maquillage de Mónica. L’atelier de Rita aussi, et les objets. Puis, les paysages de la ville de Porto, en automne : Roupagens de outono.
Enfin, ce rouge. Rouge en mouvement.

Une attention particulière est accordée au regard des personnages.

Oui.

En quoi cela vous intéresse-t-il ?

Jeu. Ce n’est pas très loin des yeux.
Et l’histoire du cinéma, qui est celle d’une défaite permanente de ne pas pouvoir filmer des regards. Yeux, Yeux, Yeux, Yeux.

Vous savez que nous montrons son nouveau film ?

Oui. J’irai certainement le voir.

Die blaue Blume im Land der Technik.

Oui, attendez. (Yohei Yamakado semble vérifier la grille des programmes avec son téléphone portable moyennement sophistiqué.)

« Die blaue Blume im Land der Technik »

« The Blue Flower in the Land of Technology »

« Séance : Au cinéma Variétés salle 2, le 30 juin, à 16 heures. »

Une séance immanquable. Mais, excusez-moi, c’est vraiment lui ?

Comment ça ?

C’est que personnellement, je ne reconnais pas ce i Guardiola.
Mais seulement un chapeau de paille de Catalogne.

Pour conclure, si vous n’étiez pas l’auteur du film, quelle question souhaiteriez-vous poser au cinéaste ?

Dites, quand reviendrez-vous ?

Propos recueillis par Marco Cipollini

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Fiche technique

France, Portugal / 2024 / Couleur / 45'

Version originale : japonais, français
Sous-titres : français, anglais
Scénario : Yohei Yamakado, Ichiyo Higuchi
Image : Raphaël Rueb
Montage : Joan O’Shaughnessy, Riccardo Giacconi
Musique : Claude Debussy, Erik Satie
Son : Raphaël Zucconi
Avec : Mana Haraguchi, Rita Senra, Inês Lopes

Production : Yohei Yamakado (Récit)
Contact : Yohei Yamakado

Filmographie :
O Marinheiro / 2023 / 75’
Amor Omnia / 2019 / 111’
La lyre à jamais illustra le taudis / 2018 / 32’