Artiste et cinéaste, vos films ont comme point départ des protocoles très précis, qui renvoient à la pratique de la performance, comme Les Adversaires (FID 2022) qui remettait en jeu le discours politique. Pouvez-vous revenir sur les origines de ce projet et les principes du protocole mis en place ? Le choix de vous focaliser sur la famille, précisément sur ‘les liens familiaux’ ?
Le projet a commencé en 2016 avec l’idée de créer une famille qui existe chaque été pendant une semaine de vacances, le temps d’un tournage. Au fur et à mesure des formes émergent de ce dispositif. Béatrice, Alix, Harmandeep et Franck composent cette famille depuis qu’ils se sont rencontrés pour le casting.
Avant cette famille, j’avais fait un projet qui s’appelait Alex où je tentais d’insérer une personne dans la société. On avait créé une association pour qu’Alex ait une existence légale, un compte en banque, un emploi. Et puis il y avait toute la partie affective d’Alex, il avait un petit groupe de proches qui l’aidaient, et aussi des amis d’un club de danse et toutes les personnes qu’il avait rencontrées au cours de son existence. Ça m’avait vraiment intéressée de voir que le projet avait produit des liens entre ses participants, et même avec le public, les gens qui venaient voir Alex s’attachaient un peu à lui, il y avait beaucoup de matière (9 heures de film) et ils le suivaient dans une expérience difficile, mais qui nous concerne tous (devenir une personne). J’ai voulu poursuivre mon travail en pensant à ces liens qu’il avait produits autour de lui, et j’ai eu l’idée de faire une famille. Construire les liens familiaux, c’est une recherche précise sur ces liens d’affection qui se créent autour d’un temps partagé. Alix, Harmandeep, Franck et Béatrice passent une semaine de vacances ensemble par an, je fais chaque année un petit film ou plusieurs, je fais aussi des films plus longs sur plusieurs années.
Votre intérêt à insérer de la fiction dans le réel et inversement ?
J’ai l’impression de reproduire des structures pour les comprendre, dans la vie, les choses s’organisent d’une certaine façon, il y a une trame, des motifs : on est une personne, autour il y a la famille, la société… Ces formes d’organisation, de reproductions me semblent intrigantes et j’ai l’idée qu’essayer de les reproduire permet de les regarder et de les penser. La famille que forment Alix, Harmandeep, Franck et Béatrice se situe dans un interstice entre réel et fiction.
On n’est pas dans la vraie vie, et ça permet de relâcher une certaine pression, mais on n’est pas non plus la fiction, rien n’est très prédéfini et on vit les choses vraiment. C’est une sorte de pas de côté pour créer une petite distance, pour observer les choses.
Par mes projets, j’essaie d’amener des gens dans cet espace parallèle pour passer un temps ensemble autour d’une question, c’est une forme de réflexion collective par l’expérience. Le film est la forme produite et c’est une sorte de prétexte à passer ce temps ensemble, à faire exister une certaine qualité de temps. Cette famille, c’est une parenthèse vis-à-vis de la vie réelle, et je pense que ça coïncide avec le fait qu’elle soit en vacances perpétuelles. Le projet m’amène à filmer ce temps particulier, chez les protagonistes du film, mais aussi en général, les vacances et ce que cela produit comme rapport au temps et au paysage, au cadre.
Comment avez-vous opéré pour les choix des personnages ? Et bien sûr ces quatre ‘acteurs’ et ‘actrices’ ?
J’ai organisé un casting ou plutôt mal organisé un casting, j’ai pris un Airbnb et j’ai fait entrer les gens dès qu’ils arrivaient, ça faisait de drôle de groupes et je leur demandais d’imaginer comment ils pensaient pouvoir être une famille. Ce qui m’a plu dans ma famille, c’est qu’ils n’ont pas fait semblant d’être une famille, ils se sont mis à réfléchir au projet et ils se sont posé des questions sur l’amour, ils se sont demandés s’il était peut-être possible de reproduire l’affection, je me suis dit que ça pourrait fonctionner.
Comment s’est écrit les différentes situations à l’écran ?
On filme des situations qu’on invente au fur et à mesure. Ce sont des vacances assez tranquilles, on va à la plage, dans le jardin… C’est vraiment comme les vacances, on réfléchit au petit-déjeuner à ce qu’on pourrait faire dans la journée. Ensuite, les situations se définissent devant la caméra. Les années passant, on se connaît de mieux en mieux, on sait un peu qu’on aime bien faire, mais ça ne nous empêche pas d’expérimenter de nouvelles choses.
Vous aviez au départ des épisodes, chacun lié à un été, de 2017 à 2020. Dans ce montage, vous prenez le parti de garder la chronologie, mais de reprendre l’ensemble comme un tout. Pourquoi ? Comment avez-vous procédé pour le montage ?
Le projet produit des formes au fur et à mesure. Ce film n’annule pas les autres, il y a un ou plusieurs films chaque année et des films qui prennent plus de temps. Je suis intéressée de penser plusieurs montages avec la même matière. Ce montage sur quatre ans ne pouvait pas donner autant de détails que les films annuels. Cela me semble assez logique, la mémoire fonctionne ainsi, petit à petit, les anecdotes, les détails s’amenuisent et on garde une sensation des moments. Ce montage c’est un peu le chutier de tous les films que j’ai fait pendant ces 4 années, les temps avant ou après une discussion, avant ou après un événement. J’avais envie de le monter comme une sorte d’album photo. Progressivement, j’ai enlevé tous les dialogues. Les silences m’ont semblé des moments plus propices à l’observation de ce qui se passe entre les protagonistes.
Vous avez depuis continué. Un projet sans fin ?
Oui, c’est un projet à long terme ! On s’est dit qu’on continuerait aussi longtemps que possible. Béatrice s’est un peu éloignée, malgré elle, du projet parce qu’elle n’est pas venue deux fois donc les fois suivantes, on est parti sans elle. Mais ça, vous le verrez dans le prochain film.
Propos recueillis par Nicolas Feodoroff