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BRÛLER POUR BRILLER

BURN TO SHINE

Patricia Allio

Une figure androgyne apparaît, déambule : Yves. Au détour d’une conversation, Yves affirme avoir déjà été, il y a quelques centaines d’années. Une série de rencontres nous initie avec Yves aux habitants de Saint-Jean-du-Doigt et à leurs rites : un chaman, un conteur, une paroissienne lui expliquant un rituel religieux local, et même Anne de Bretagne elle-même. Dans d’autres plans, Yves erre dans les décors, se roule par terre, brouille les cartes entre déplacement, danse, et convulsion : prime ici le rapport du corps humain à la nature et au paysage dans ce qu’il a de tactile et de matériel. Une appropriation intime de la Bretagne, de ses substrats naturels, historiques, anthropologiques.

Nathan Letoré

Le film est construit autour de la figure androgyne d’Yves, qui, par ses rencontres, nous fera découvrir divers aspects de Saint-Jean-du-Doigt. Comment est née cette figure, et comment s’est fait le travail avec son interprète, François Chaignaud ?

L’histoire de ce film est liée au village de Saint-Jean-du-Doigt, situé dans le Finistère, où je vis en partie depuis 2015. Je me suis naturellement intéressée à son histoire qui est extraordinaire. En 1420, Yves, un jeune homme du pays aurait rapporté de Normandie la relique du doigt de Saint-Jean-Baptiste, relique qui venait de Jérusalem, apportée par Sainte-Thècles. Cette relique du doigt aurait entraîné des miracles et conduit à la création d’un nouveau rituel lors du pardon de la Saint-Jean. Ce personnage de Yves dans le film est donc né de la triple rencontre de l’histoire bretonne de « la translation miraculeuse du doigt reliquaire de Saint-Jean-Baptiste » — racontée par Albert Le Grand dans La vie des saints de la Bretagne Armorique — de mon obsession pour le tableau Saint-Jean-Baptiste de Léonard de Vinci, et de mon lien avec François Chaignaud, chanteur·euse, danseur·euse, et chorégraphe.
Dès 2015, je m’intéresse à ce rituel de l’imposition du doigt reliquaire sur la paupière qui a lieu lors du pardon et de la fête annuelles de la Saint-Jean. À cette époque, alors que je filme le rituel, je pense déjà à faire un reenactment du tableau de Léonard de Vinci sur la plage de Saint-Jean-du-Doigt, en reliant le modèle androgyne de Léonard, dont on dit qu’iel était son amant·e; et François Chaignaud, qui performe dans la vie et sur scène une fluidité de genre, et qui ressemble au modèle de Léonard de Vinci. Lorsque je la contacte en 2016, iel n’est pas libre, ce n’est que plusieurs années plus tard que ces désirs et obsessions convergeront dans un récit fictionnel que j’ai écrit où Yves, devenu le personnage central, est un errant idiot qui entame un chemin initiatique en revenant 600 ans plus tard. Je lui propose de jouer le rôle de Yves qui finit par incarner Saint-Jean et son modèle leonardesque. Nous avons toujours beaucoup dialogué, oralement et aussi par SMS, pendant le long confinement de 2020, où toutes les activités liées à la scène s’étaient arrêtées, puisque les théâtres avaient fermé. Nous avons rêvé la quête mystique de Yves qui ignore qui iel est. Le fait que Yves ne sait rien, qu’iel est en quelque sorte vide, est la prémisse concrète et métaphysique du personnage de Yves. Ce non savoir est le moteur dramaturgique. Les parties dansées sont des performances qu’iel a proposées à partir de tout cela et en dialogue avec des situations extrêmes. Je pense notamment à la danse du feu dans le déchaînement des éléments.

Sur son trajet, Yves rencontre diverses figures (un chaman, un peintre, un conteur, une paroissienne…) qui semblent jouer leur propre rôle. Pouvez-vous nous en dire plus sur ces figures ? Comment ont-elles été choisies et/ou composées ?

Je me suis attachée aux personnes de mon entourage qui, effectivement, jouent leur propre rôle. Je les ai choisies car elles sont toutes reliées au mystère et toutes mystiquement connectées au Monde, soit par le versant païen, soit par le versant chrétien, ou bien encore artistique. Philippe le chaman est un ami qui pratique le chamanisme depuis une dizaine d’années. Lorsqu’il répond à Yves « que c’est possible de rencontrer l’esprit de Saint-Jean car c’est un esprit ancêtre », ce n’est pas seulement une réplique du film, mais bien l’expression sincère d’une véritable croyance dans les possibilités du voyage chamanique. Le conteur et musicien Patrick Ewen est mon voisin : c’est un célèbre conteur breton qui depuis 50 ans chante, écrit, incarne le choix du paganisme et de la magie celte contre la christianisation de nos vies et de la Bretagne. Ricardo Cavallo est un célèbre peintre argentin installé depuis 17 ans à Saint-Jean-du-Doigt. Comme Cézanne, il poursuit un inlassable travail de transcription des variations de lumière. Annick Toullec est chrétienne, reliée à l’esprit de Saint-Jean-Baptiste. Pour elle, le rituel de l’imposition signifie métaphoriquement l’ouverture du coeur et du regard. Je n’ai d’ironie à l’égard d’aucune de ces personnes, je considère au contraire qu’elles sont toutes connectées à une dimension cosmique, poétique et spirituelle de l’existence. Toutes ces personnes ont un lien fort avec la croyance et pensent que le Monde est plus grand que nous et que nous n’avons accès qu’à une infime partie des mystères du temps et du Monde.

L’autre rôle de composition central est le binôme formé par un.e chevalier.e et Anne de Bretagne. À la différence d’Yves, il s’agit d’une figure historique. Pourquoi lui avoir accordé cette place dans le film ?

J’ai poursuivi l’exploration historique du récit « légendaire » qui mentionne à plusieurs reprise la venue de la Reine de France Anne de Bretagne à Saint-Jean du Doigt en 1505, venue pour se faire imposer le doigt reliquaire, car elle souffrait de « maux d’yeux ». La Reine Anne de Bretagne est une figure féministe souvent caricaturée qui m’intéresse : elle a fondé le premier ordre de chevalière et a commandé un livre des femmes illustres. Dès lors que j’avais décidé d’écrire un film dont le héros serait le fantôme de Yves, j’ai eu envie de la faire revenir le fantôme de la Reine, en réinterprétant ce personnage à l’aune de la personnalité extraordinaire de l’actrice Christelle Podeur, affublée d’une chevalière transgenre joué par un·e performeureuse Milon. J’ai travaillé avec Christelle Podeur en lui indiquant que je souhaitais mêler son identité d’actrice avec la sienne, en tant que personne, car elle est obsédée par le temps et l’éternité.

Plusieurs séquences accordent une importance particulière à la sensualité, la tactilité de la nature. Pourquoi avoir mis l’accent, dans les compositions, sur cette appropriation d’un monde naturel par Yves ?

Je pense qu’iel ne s’approprie rien mais invente un dialogue visionnaire avec la nature. Le film commence par le choeur des oiseaux qui est un phénomène merveilleux qui a lieu à l’aube dès le printemps, qu’aucun ornithologue ne s’explique vraiment. Yves est un être mystique. Connecté. Je suis partie de ce postulat fabuleux : celui qui est venu avec la relique du doigt du fondateur du christianisme incrustée dans son avant-bras gauche, suscite sur son passage l’éveil de la nature et autres miracles. S’iel revient, iel est forcément connecté chamaniquement au monde : Il sait sans savoir. Il fait l’expérience de l’inconnu et s’ouvre aux sensations et aux visions. Il a accès au « sentiment océanique » qui est le nom que Freud donne à la communion mystique du sujet avec l’illimité. J’ai mis l’accent sur tout cela car je voulais faire un film sur la vision, la contemplation, où, ce que j’ai appelé « l’épiphanie des paysages » joue un rôle crucial. « Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. » : Rimbaud n’est pas loin ! 

Propos recueillis par Nathan Letoré

 

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Fiche technique

France / 2023 / 81’

Détenteur des droits
Quentin Laurent
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