Aurora’s dream repose sur une série de rêves racontés par un groupe de femmes et d’hommes pendant le confinement dû au Covid-19. D’où vous est venue cette idée ? Quel a été le point de départ de ce projet, à quel besoin ou quelle intuition répondait-il ?
Les rêves reflètent les éléments les plus significatifs de notre réalité quotidienne, et délivrent à la fois des conseils bienveillants et de fortes injonctions à agir.
Dans l’incertitude de la pandémie, j’ai ressenti le besoin de prendre un instantané de l’état d’esprit collectif en explorant l’inconscient, cet aspect le plus authentique et le plus incontrôlable de notre personnalité. Je voulais faire un film sur les territoires inexplorés de notre esprit et de notre âme où nous nous retirons pour dormir, mais que nous rechignons à regarder en face, à exprimer ou même à nous rappeler une fois réveillés.
Vers la fin de l’année 2019, alors que ma famille, mes ami·e·s et moi nous racontions nos rêves, j’ai ressenti la possible anticipation collective d’un grand bouleversement imminent. Les premières informations sur la pandémie ont commencé à circuler, mais ce n’est qu’à la fin du mois de mars 2020 que son impact a envahi les pensées des citoyens de toute l’Europe durant la journée. J’ai alors voulu explorer les conséquences que les changements sociaux provoqués par une crise peuvent avoir sur notre psychisme.
J’ai dressé un parallèle avec les expériences collectives sur le rêve menées avant des événements sociaux majeurs comme une guerre mondiale ou une catastrophe naturelle. (Il en est notamment question dans l’autobiographie de Carl Gustav Jung intitulée Ma vie. Souvenirs, rêves et pensées ; ou dans un livre moins connu, Rêver sous le IIIe Reich de Charlotte Beradt, une anthologie d’abord interdite et plus tard oubliée, qui compile les rêves de citoyens allemands après l’arrivée d’Hitler au pouvoir en 1933, et qui préfigure le début de la Seconde Guerre mondiale, bien avant que celle-ci n’éclate.)
Qu’est-ce qui vous a incité à faire un parallèle avec le conte de fées La Belle au bois dormant ?
Dans mon travail, j’aborde régulièrement des thèmes et des archétypes propres aux contes populaires et aux contes de fées, à la mythologie et aux récits religieux. Mes films réinterprètent ces histoires anciennes tirées de l’inconscient collectif et les replacent dans divers contextes contemporains. Le monde intérieur de mes personnages occupe une place centrale, et leurs rêves jouent un rôle significatif dans le développement du récit. Je m’efforce de saisir les rêves de mes protagonistes en lien avec leur réalité quotidienne, en incorporant des éléments de réalisme magique.
Au début de la pandémie, j’ai fait une fixation sur les archétypes littéraires de la vengeance. J’imaginais la pandémie comme une forme de châtiment que nous aurait infligé Mère Nature.
Le conte La Belle au bois dormant commence lorsqu’une une fée bannie vexée de ne pas avoir été invitée se venge en jetant un sort sur la princesse qui vient de naître. J’ai dressé un parallèle entre les deux, en comparant les actions de la fée méprisée aux répercussions qui adviennent lorsqu’on néglige son propre psychisme. À l’image de la fée qui cherche à se venger car elle s’est sentie rejetée, une âme négligée peut manifester sa rancune à travers l’émergence d’une maladie mentale.
Si l’on considère la pandémie par le prisme des contes de fées, on peut comparer la malédiction de la méchante fée à la force destructrice de la nature négligée. Surpeuplée, exploitée, ignorée, la Terre, tout comme le mauvais sort de la fée, peut recourir à l’autorégulation par le biais de désastres entraînant la perte de nombreuses vies humaines.
Le charme mortel est atténué pour devenir un profond sommeil qui dure cent ans. L’isolement durant la pandémie nous a sortis de nos vies et plongés dans un état qui ressemble à ce sommeil interminable. Mais que se passe-t-il quand la belle s’endort ?
Le film va bien au-delà d’un simple catalogue de rêves individuels. Il se meut en une exploration singulière d’un inconscient collectif, comme vous le disiez. Pouvez-vous développer cette idée ?
Il s’agit du savoir ancien et transgénérationnel que renferme toute vie humaine.
Toutefois, j’ai cherché à le représenter sous l’angle de ma propre génération : des personnes d’âge mûr, ou qui s’en approchent, et qui sont contraintes de faire des choix de vie importants. Consciemment ou non, à cette étape de la vie, on ressent une certaine urgence à prendre le dernier train et à trouver notre « moi » véritable. Et si on ne le trouve pas consciemment, il viendra à nous de lui-même, probablement par le rêve.
Le passage à la maturité devient encore plus compliqué quand ces grands changements sont mis en attente parce que le monde est à l’arrêt. La pandémie a immédiatement contribué à une « crise de la quarantaine collective ».
Pouvez-vous nous parler de la distribution ? Qui sont les personnes qui nous racontent leurs rêves ? Comment les avez-vous choisies, et selon quels critères ?
Le principal critère pour le choix des protagonistes était qu’ils aient des expériences oniriques frappantes à raconter, des rêves qui les ont bouleversés, avant ou depuis le début de la pandémie, et dont ils se souviennent clairement. J’ai contacté mes ami·e·s et collègues les plus proches, et beaucoup ont été ravi·e·s de participer. Celles et ceux qui se sentaient gêné·e·s à l’idée de partager des histoires personnelles m’ont souvent proposé d’autres noms. La liste incluait donc des amis, des amis d’amis, et ainsi de suite.
Les gens se sont facilement impliqués dans le projet, car nous étions en période de confinement. Consacrer quelques heures de leur temps à un tournage de film était une perspective plutôt amusante.
J’ai inclus dans le film absolument tous les témoignages reçus, sous la forme d’un extrait ou dans leur intégralité.
Le début du film semble dévoiler le protocole du tournage : on vous voit mettre vos plans en place avec les protagonistes, à distance, par écrans interposés. Pouvez-vous nous en dire plus sur votre méthode, sur la façon collaborative dont vous avez travaillé avec les rêveurs ?
Mon ami et co-monteur dans la première phase du tournage et du montage, Ian Purnell, m’a parlé de Skype Recorder, une application qui enregistre les appels vidéo sur Skype, et qui peut exporter les images des écrans de chaque participant séparément. C’était une véritable révélation : « Finalement, c’est possible de faire un film pendant le confinement ! »
Quand les protagonistes acceptaient de participer au film, je leur demandais de sélectionner un ou deux rêves particulièrement évocateurs, de les écrire et de les raconter à haute voix, en privé, avant de les filmer. Je voulais entendre leur rêve pour la première fois le jour de l’enregistrement.
Pour me familiariser avec leur intérieur, je leur demandais des photos avant le tournage, de manière à choisir le cadre idéal pour les images. Je suggérais aussi des couleurs de vêtements bien adaptées à chaque personne et à son environnement.
À cause de l’objectif grand angle de la webcam, les mouvements proches de l’écran déforment l’image. J’ai donc demandé aux personnes de placer leur ordinateur un peu plus loin, et par la suite, j’ai recadré les plans en zoomant. C’était un peu du bricolage, des deux côtés de l’écran.
Il fallait aussi que les rêveurs déplacent certains objets pour préparer le tournage. Nous avons découvert tous les objets domestiques pouvant servir de trépied. Et l’écran d’un ordinateur portable peut être incliné pour modifier l’angle de la caméra.
Je voulais surtout placer les protagonistes dans des positions confortables et flatteuses, pour qu’elles et ils ressemblent aux représentations de belles endormies dans l’histoire de la peinture.
Les tableaux, cadrés et scrutés de multiples façons, jouent un rôle important dans la construction du film. Pourquoi cette association entre la peinture et le rêve, et comment avez-vous réalisé le montage de ces fragments de tableaux visibles tout au long du film ?
Les corps humains endormis, en particulier féminins, constituent l’un des thèmes les plus récurrents dans l’histoire de l’art. Il y a quelque chose d’incroyablement attirant dans un sujet endormi, dont l’esprit est absent et le corps passif. Il ne consent pas, mais ne résiste pas non plus. Ces individus représentés sont comme toile vierge sur laquelle nous pouvons projeter toutes les images ou identités que nous souhaitons. Que se passe-t-il derrière ces yeux clos ?
J’ai aussi sélectionné des tableaux qui représentent l’archétype de « la quête de vengeance » ou du « désir de vengeance », un thème récurrent parmi les dieux de diverses mythologies, les héros des contes populaires et des contes de fées, dans la Bible, le Coran et d’autres textes religieux. J’ai comparé les héro·ïne·s de ces tableaux à la treizième fée vengeresse, au psychisme vengeur, et à la nature.
Aurora’s dream est ponctué d’une série de plans grâce auxquels vous vous insérez dans la collection, dans la narration, mais d’une façon singulière : par l’attente. Pouvez-vous expliquer ce choix ?
Le film est divisé en chapitres. J’ai utilisé des fragments de mes propres rêves, de mes souvenirs et de mes pensées pour donner le ton de chaque chapitre et établir une connexion claire avec les protagonistes suivants. L’interruption au sein de ma narration était cruciale : comme dans un rêve, ou un conte de fées, les événements, les personnages et les lieux changent soudainement.
Propos recueillis par Cyril Neyrat