• Compétition Internationale

THE COLOR OF PAIN

Lee Kang-Hyun

Au départ : un bureau désuet, celui d’une administration, chargée d’appliquer de nouvelles lois enjoignant les entreprises à ouvrir leur portes aux inspecteurs de la médecine du travail. C’est l’amorce d’une ample traversée des espaces de production – métallurgie, culture de fraises sous serre, travail informatique – filmés sur un an, passés au filtre des articles législatifs et du regard médical. Se déploie alors une double exploration, alliant une observation de la médecine à l’oeuvre et l’inventaire des multiples conditions de travail. « Vous allez aussi filmer les défaillances de sécurité, non ? » est-il demandé au détour d’un entretien. La question restera en suspens, sans contrechamp, car l’enjeu est autre. À l’injonction du spectaculaire et du pathos de la douleur, le film substitue une attention et une méticulosité juridiques, non dénuées d’humour, mais sans pittoresque ni exotisme, et qui permet de restituer les espaces et les situations dans leur platitude. Le film ne redoute pas du coup d’accumuler scènes mornes, gestes répétés, en un regard distancié et scrupuleux sur les travers du monde du travail, médecine comprise, où la comédie et l’absurde veillent. C’est là sans doute où le regard médical au travail, sa dialectique de l’intérieur et des surfaces, rejoint, accointance bien connue, le travail du cinéma. Traversée au très long cours tissant des liens imprévisibles, et qui peu à peu aborde des zones plus labiles, divagations et dérives vers des contrées aussi surprenantes qu’inattendues, celles de l’image elle-même.

Nicolas Feodoroff

Pouvez-vous nous parler des origines du film ?
J’ai eu l’idée en lisant le journal d’un spécialiste de médecine environnementale et des accidents du travail, qui décrivait ses visites. Après l’avoir fini, j’ai eu envie de faire un documentaire sur les visites médicales. Même si les maladies et les désastres sont des aspects inhabituels de la vie des gens, ces aspects hors du commun sont replacés dans la vie habituelle, ordinaire – un champ dans lequel je pensais pouvoir ressentir la « texture » spécifique de la vie.

Après avoir analysé le moment où la faillite frappe, vous avez décidé de suivre la procédure du travail de la santé. Pourquoi ce sujet ?
En fait, le sujet, que ce soit la faillite ou la maladie, ne m’intéresse pas vraiment pour lui-même. Ce que je recherche c’est une rencontre inattendue, surgie du processus neutre d’observation scientifique et l’exploration de sujets, quels qu’ils soient. Le point commun entre The description of Bankrupcy et Color of Pain c’est que les deux ont à faire avec une vie qui est douloureuse mais dont il est pourtant impossible de s’échapper. Cependant, il y a plus de différences que de points communs entre ces deux films. La principale différence vient de mon attitude dans la façon de faire le film. Alors que j’avais tenté d’atténuer les facteurs hétérogènes dans mon précédent film, cette fois je n’ai pas cherché à le faire.

Dans Color of pain, nous traversons différentes réalités sociales. Comment avez-vous choisi les lieux de tournage ?
Tout d’abord, j’ai recruté les docteurs et suivi leur emploi du temps et leurs visites depuis le début, au lieu de sélectionner des travailleurs en particulier. En effet, ce film ne consiste pas à observer des vies individuelles, mais s’intéresse davantage aux facteurs omniprésents qui touchent ceux qui ont un travail manuel. Ensuite, j’ai choisi les lieux où je pouvais développer cette idée, en dehors des traitements médicaux que je montre dans la dernière partie du film.

On suit le travail ordinaire d’ouvriers et de médecins, organisés selon des règles strictes. Pourtant au cours du film, des instants de folie se font jour. Dans quelle mesure pensez-vous que le documentaire peut révéler ces moments cachés dans la vie de tous les jours ?
En général, il y a un certain niveau d’attente de la part des gens vis à vis du documentaire, en particulier pour des films concernant ce genre de sujets. Et la plupart des documentaires de ce genre sont faits selon des méthodes spécifiques pour satisfaire ces attentes : des histoires bien ficelées et une structure qui convergent et permettre une lecture directe et transparente grâce à une situation de face à face qu’on voit souvent dans les documentaires. Or je pense que ces méthodes privent le documentaire de son énergie plus essentielle. Je crois que leur énergie essentielle vient d’une dynamique rebelle, inconfortable, hétérogène et hystérique, qui prend naissance quand l’espace-temps, c’est-à-dire le film. Il absorbe l’incompréhension du monde et des êtres humains dont on postule qu’ils sont des objets de représentation. Contrairement à l’idée largement répandue qui veut que le documentaire nous fournisse une « expérience brute », son énergie essentielle nous est alors transmise sous une forme stérilisée, passée à la javel, comme si elle avait été polie. Pour moi, l’énergie essentielle des images tournées était la principale source pour construire le film, et j’espérais que cette puissance pourrait révéler ces moments cachés de la vie de tous les jours.

Le film évolue en même temps que les environnements que nous découvrons. Comment avez-vous décidé de moduler le rythme du film ?
Le rythme du film n’était pas clairement défini au départ. Il a été construit sur la base de ce que je ressentais pendant le processus de tournage et de montage. Je voulais décrire les formes de vie de ceux qui vivent sous le contrôle de la société sans considération pour leur individualité. Pour rendre cela possible, j’ai puisé dans l’oppression des vies ordinaires de tout le monde. Mais l’individualité de chaque personne, malgré mes efforts pour l’éliminer, émergeait de façon tellement visible que le film perdait son rythme et se perdait. Ainsi le rythme de ce film s’est établi au travers une dialectique entre ma volonté de supprimer l’individualité et de lui substituer l’universalité, et le pouvoir de l’individualité qui, peu importe mes efforts pour l’éradiquer, ne cessait de revenir.

Soudain, dans la dernière partie du film, vous semblez changer le sujet du film. Pouvez-vous l’expliquer ?
Je vais diviser le film en deux moitiés, pour que ce soit plus pratique. La première moitié est un document qui garde la trace des choses que les gens essaient d’éviter, mais finissent par faire malgré tout. Au contraire de remarques dominantes comme « Le travail, c’est sacré » ou « Le travail, un moyen d’épanouissement », la vraie procédure du travail est une simple procédure d’épuisement du corps et de l’esprit du travailleur. Mais puisque ce processus de travail est une réalité inévitable pour se maintenir en vie, les gens rêvent d’autre chose à la place qui rend leur vie supportable : idéaliser les voyages, trouver des hobbies pour lesquels se passionner, etc. La seconde moitié représente le genre de combat que mènent les gens pour se soulager du sentiment d’absence de noyau de la vie. C’est dans ce contexte que la photographie est devenue depuis quelques années un hobby prédominant pour les Coréens. C’est une tentative pour rendre la vie supportable par le processus d’imposer un sens à l’acte de photographier, tout en communiquant avec les autres : documenter sa vie pour la partager par internet sur des réseaux sociaux et collectionner des équipements professionnels dans le but de devenir photographes professionnels. Ce genre de combat se révélerait vide de sens s’il n’altérait pas la réalité essentielle des vies décrites dans la première partie, prolongeant l’aliénation. De même, les paysages contenus dans la seconde moitié du film sont comme endormis et font envie. Monotone est l’espace dans lequel un ouvrier répare des disques durs cassés, qu’on pourrait qualifier de morceaux de métal composés de désir et de vie quotidienne, puisque rempli d’images digitales. Je voudrais ajouter que la « photographie » qui exploite des images de la réalité résonne avec ma pratique photographique en tant que réalisateur de film et avec les consultations du docteur dans la première moitié du film. Le conseil du médecin n’aide pas tant que cela l’amélioration de la vie des ouvriers. Il est douteux que ce film puisse apporter une aide substantielle aux travailleurs, et un hobby comme la photographie a très peu de chances de mener à l’épanouissement personnel, tout comme les attentes de ces paysages obsessionnels. Tout cela les aide à gérer leur sentiment de précarité et d’impuissance.

Quelle est votre relation avec la photographie ? Et pourquoi cet intérêt pour la technique photographique ?
La raison pour laquelle j’ai posé des questions sur la technique photographique n’est pas liée à un intérêt pour la photographie. En vérité, je ne suis pas du tout intéressé par le contenu ostensible de la question. Je voulais donner l’impression d’un paysage terriblement attirant, donnant aux photographes amateurs le sentiment qu’ils pourraient redessiner leur vie à travers la photographie.

Propos recueillis par Rebecca de Pas.

  • Compétition Internationale

Fiche technique

CORÉE DU SUD
2010
Couleur
HD Cam
136’

Version originale
Coréen
Sous-titres
Anglais
Musique
Min-Seok Kang
Image
Kang-hyun Lee, Young-jun Park
Son
Kyeung-man Kim, Her Seongho, Yong-soo Pyo
Montage
Kang-hyun Lee

Distribution
Cinema DAL

Filmographie
THE DESCRIPTION OF BANKRUPTCY, 2006