Un ex-trafiquant de drogue mexicain nous relate par le menu comment s’opéraient les transports de marchandises et le passage de la frontière vers les États-Unis. Avec les images, nous refaisons avec lui le voyage sur les routes d’un paysage paradisiaque. Au son, Pedro Vasquez Reyes en off détaille les actions et les rencontres, répète les conversations, mime les voix des interlocuteurs, la gouaille de chaque intonation, à la manière des bonimenteurs du cinéma muet. Ce choix du jeune réalisateur Edgardo Aragon de « rejouer » à blanc les histoires racontées est décisive. Elle crée une distance quasi comique entre l’horreur des situations, leurs enjeux effectifs, et notre réception. Par son refus d’un pathos suspect qui nous rendrait complices malgré nous, le film articule un espace en propre : théâtre flagrant, opération brechtienne d’autant plus saisissante que ce narrateur n’est autre que le père du réalisateur, et ce récit un fragment autobiographique. Se comprend mieux cet étrange passage nocturne, très artificiel, à peine compréhensible, où se « rejoue » une scène de passage à tabac, et où l’on n’aperçoit qu’un bout de casquette. Pour Aragon, la règle qu’il pratique est celle-ci : il ne s’agit ni d’observer de loin comme un juge, ni à l’inverse de se prendre au jeu d’une incarnation, mais de fabriquer un cadre de représentation au plus juste. Comme pour enfin habiter un paysage dont la voix explique qu’il lui reste interdit.
Jean-Pierre Rehm