Pourriez-vous revenir sur votre rencontre avec Ricardo Rifo ? Quand et comment est née l’idée de faire ce film avec lui ?
Nous nous sommes connus par accident, au milieu d’une plage isolée au sud du Chili. Une zone éloignée, rurale, où je n’étais jamais allé auparavant. Ricardo marchait au loin, il cueillait des algues et, peu à peu, je le voyais se rapprocher. Il était accompagné d’une meute de chiens, ils étaient nombreux. J’étais avec une amie. Son long parcours vers nous me paraissait plutôt inquiétant. Mais il a semblé qu’on avait envie de se parler. C’était une rencontre très magnétique. Il m’a raconté beaucoup de choses et, a fini par ma révéler quelque chose de plus : il avait été formé comme instructeur de chiens il y a quarante ans, à Santiago, par une femme avec un prénom et un nom de famille allemands. J’avais une idée très vague de qui était Ingrid Olderöck. Je l’ai pris en photo avec une caméra argentique et j’ai pris son numéro. Nous avons établi une relation par téléphone. Sa voix, confuse et quelquefois inintelligible, m’est devenue familière. Je lui ai rendu visite plusieurs fois : j’ai rencontré sa famille et j’ai pu connaître l’ensemble du secteur côtier. J’ai commencé à capter des images en Super 8, de lui, des paysages. Ces registres, ainsi que les appels téléphoniques, ont été la base du matériel de recherche. Toute cette première étape a duré quatre ans, mais son témoignage n’était jamais plus qu’anecdotique. J’écrivais des films spéculatifs dont la construction ne se terminait pas. Jusqu’en 2022, où il a décidé d’aller plus loin dans son récit. C’est là que tout a paru se relier.
Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur cet élément déclencheur ?
Ricardo nous a confié une information sensible qu’il avait gardée secrète pendant 40 ans et qui le hantait. Ce n’est pas pour rien que, lorsque nous nous sommes rencontrés sur cette plage, il m’a dit, sans me connaître, qu’il avait travaillé pour une tortionnaire. Ce secret est son propre silence prolongé dans le temps. Mais c’est aussi l’incapacité d’autres personnes, nous-mêmes, à nous disposer à l’écoute. Les voix perdues abondent. Et ces personnes, complices du régime, ont tendance à atténuer leur responsabilité et ainsi à se laver les mains. Il nous a communiqué cette information, très délicate, après quatre ans de contact, devant la caméra et avec son consentement explicite. J’ai dû consulter un avocat pour savoir comment traiter cette information et j’ai finalement décidé de les transmettre à la justice. Une enquête judiciaire a été ouverte concernant la maison d’Ingrid Olderöck, et à partir de là, un nouveau film a commencé à prendre forme, intitulé Exterra, actuellement en cours de développement, que je co-réalise avec Celeste Rojas Mugica.
Son récit accompagne l’image en off de manière asynchrone et ne révèle que des bribes d’informations, jusqu’à ce que les cartons finaux éclairent le contexte. Comment et pourquoi avez-vous construit le récit ainsi ? Cette « langue morte » qui donne au titre son film fait-elle référence à l’impossibilité de parler ?
Le film parle de la difficulté d’un homme – et potentiellement de n’importe quel être humain – de s’exprimer sur lui-même et de mettre des mots sur ce qu’il a vu et vécu. Le film propose un parcours à travers des paysages agrestes, quelques-uns encore sauvages, d’autres déjà ravagés par l’extractivisme forestier. C’est une abstraction de ces quarante ans de silence : Ricardo a souffert d’une paralysie faciale qui lui a ôté sa voix. Il est resté avec une langue morte. Cet événement coïncide avec le moment où, en 1983, il décide de s’échapper de son travail avec Olderöck. Il est passé par un long processus de réhabilitation pour pouvoir communiquer à nouveau. Il a été isolé du monde de la parole pendant cinq ans. Encore aujourd’hui, il a des troubles du langage, mais un besoin vital l’a amené à retrouver la parole. Cela me semble un point très symbolique et courageux, en lien avec sa propre capacité à articuler un langage comme un exercice vivant de la mémoire.
Sa voix semble issue d’enregistrements téléphoniques. Quels choix ont guidé son traitement sonore ? Dans quelle direction avez-vous travaillé le reste de la bande-son, qui est très élaborée ?
Notre relation s’est forgée, dans un premier temps, par téléphone. Sa voix s’est imprimée avec cette tessiture à mon écoute. Il y avait une juste distance d’interférence, parfois même instable à cause de l’infrastructure précaire des télécommunications de son terroir isolé, ce qui, dans un sens figuré, est aussi ce qui se passe avec sa langue. Quand, lors du montage, nous avons essayé avec sa voix limpide, non interférée par le téléphone, la proximité est devenue embarrassante, sa voix trop présente, trop nette, comme si la révélation de son identité n’avait plus de sens dans le discours : le personnage circule, s’exprime dans des zones grises de la mémoire. Le film s’intéresse à cette position diffuse et contradictoire, difficile à pondérer. Le traitement sonore, dans ce sens, met en avant l’illisible, le fragile et le spectral.
La matérialité du 16 mm est essentielle. Pouvez-vous nous parler de ce choix de format et du noir et blanc ? Qu’est-ce que l’utilisation de la pellicule vous a permis ?
Depuis que j’ai commencé cette recherche de terrain, toutes les images ont été analogiques. Comme le téléphone, la texture photochimique de l’image a conditionné ma relation avec le matériel et le personnage. Il y a une prise de décision esthétique dans la représentation qui est d’emblée là par son support physique. La vitalité organique du celluloïd donne lieu à des volumes d’information dans les images, d’où émergent des altérations, du grain. Dans un format noir et blanc, ces altérations favorisent le caractère insaisissable du discours et la propre obscurité du personnage. Sur ce point, le film s’autorise à expérimenter avec la double exposition en caméra, l’usage des marges physiques des bobines de pellicule où apparaissent beaucoup de formes et des aberrations hors du contrôle de l’image.
Entre longs plans fixes et séquences rapides et chaotiques, le film suit une écriture fragmentaire qui semble par moments traduire l’idée d’indicible. Comment avez-vous travaillé le montage ?
Le montage est construit autour d’une distance qui oscille entre les images et le document testimonial. À certains moments, ces éléments semblent presque se rencontrer, puis s’éloignent et parfois même se croisent dans un constant va-et-vient. La mise en forme de la voix off et des images fait aussi partie d’un pacte construit avec Ricardo, démarqué par la distance qu’il existe entre nous, mais aussi par le désir de rencontre, de dialogue autour du projet. Le traitement de sa voix lors du montage, dû à la sensible information qu’il donne après quarante ans, a été fait avec beaucoup de soin, en prenant comme base la confiance que nous avons développée. À partir de cette voix se crée un discours cinématographique qui se déplie : devant la difficulté de parler de la violence institutionnelle et de l’horreur en dictature par une grande partie des citoyens complices dans notre pays, il est nécessaire d’établir un dialogue, d’interpeller, de persévérer. Le film, c’est ça : une insistance obstinée de suivre et guetter, dans l’obscurité d’une forêt, la voix intérieure d’une personne.
Le cadre du film, qui est aussi celui où vit le personnage, montre un paysage dévasté par la monoculture. En quoi était-ce important pour vous de montrer cela ?
La zone habitée par le paysan est d’une végétation autochtone abondante et fertile, qui a été dévastée par d’énormes plantations de monoculture : pins et eucalyptus. On parle de toute cette zone du Chili comme du désert vert, en raison de l’usage abusif des sols par des entreprises forestières, qui deviennent complètement inutilisables. Dans ces mêmes zones, on a en plus des incendies constants et hors de contrôle, dont beaucoup sont provoqués par les propres entreprises pour gérer la question des fléaux et des épidémies, ou bien, pour accéder à la culture dans des terrains de la forêt vierge. Ceci provoque des paysages d’une violence extrême. Parallèlement, Ricardo a une sagesse innée sur la nature et vit de ce que la terre lui donne. Son travail est principalement d’être gardien de plusieurs champs qui ont été destinés à la production de monoculture. C’est-à-dire qu’il protège une industrie extractiviste dérégulée qui menace ses propres conditions de subsistance. Ces paysages représentent une violence institutionnelle et la culture de l’impunité au Chili : non seulement un abus disproportionné est conduit sur les personnes et la terre, mais on utilise aussi la même base sociale appauvrie comme structure de protection d’un système de violences et d’impunité. Les pactes de silence, en ce qui concerne les crimes perpétrés sous la dictature, agissent de la même façon – et Ricardo en est la preuve. L’extractivisme est en train de nous arracher jusqu’au langage.
Propos recueillis par Louise Martin Papasian