Comment est né ce projet ? Quel lien entretenez-vous avec Cuba ?
Le projet est né d’un intérêt pour ces jeunes créateurs de contenus dont la vie numérique contraste fortement avec les limites très concrètes de leur quotidien. En découvrant Yasse, j’ai été frappée par ce paradoxe : sa présence en ligne est vaste, il s’adresse à des milliers de personnes à travers le monde, mais il vit à La Havane, dans un contexte où la circulation – des corps, des idées, des informations – reste restreinte.
Cuba m’a toujours fascinée comme territoire à la fois figé dans le temps et projeté dans une forme d’avenir paradoxal. J’y ai passé pas mal de temps car une amie y vivait, et c’est lors d’un de ces séjours que j’ai rencontré Yasse. J’avais déjà en tête l’idée d’un film sur la métamorphose, qui traite de l’influence du numérique sur nos identités. Et en le rencontrant, j’ai été saisie par un vertige : celui d’un jeune homme ultra-connecté, exposé au monde entier, mais qui se sent pourtant seul, isolé, dans une sorte de décalage permanent entre son intériorité et l’image qu’il projette. Son désir d’évasion, mis en miroir avec son lien à ses abonnés, m’a profondément marquée.
L’image, parfois distordue, instaure une tension entre des vues totalisantes et une sensation d’enfermement. Comment l’avez-vous élaborée ? Quel était votre dispositif technique ?
L ’image et les cadrages ont été pensés en étroite collaboration avec Arnaud Alberola, qui a fait un travail remarquable. Il a su créer une image puissante, sensible, qui épouse le récit et incarne profondément les états intérieurs de Yasse. Sa manière de capter la lumière, les textures, les mouvements lents ou soudains, donne au film une densité organique. Il a réussi à faire exister une caméra presque vivante, qui accompagne le personnage tout en gardant une distance juste.
Lui comme moi, nous n’avions jamais tourné avec une caméra 360. Je lui avais exprimé mon désir de faire ce film avec ce dispositif, car je cherchais un point de vue très incarné. Je voulais une caméra vivante, presque autonome, qui ait un rôle à part entière dans le film. Une caméra qui s’éloigne, qui emprunte ses propres chemins, qui quitte les personnages pour mieux les retrouver. Une caméra qui voit tout, qui entend tout.
On avait peu de références pour imaginer comment faire un film avec ce type d’outil. On a tout inventé au fur et à mesure, c’était une vraie aventure cinématographique. Le fait de ne pas s’appuyer sur les codes classiques, nous a permis une liberté rare, presque magique. On a donc enregistré une réalité étendue, circulaire, presque panoptique, que j’ai ensuite recadrée en 2D au montage. Ce travail de recadrage a été une étape cruciale, presque comme un second tournage. Il a fallu guider le regard, choisir où placer le point de vue, composer chaque cadre comme une nouvelle mise en scène. C’est une manière d’écrire après coup, à partir d’un espace total. Cette méthode me permet de déplacer le regard dans l’image, comme si l’espace lui-même cherchait une issue. L ’apparente liberté du 360° se heurte ici à un enfermement symbolique : malgré cette ouverture du champ, le personnage reste confiné dans son cadre. C’est une manière de traduire visuellement ce paradoxe – et plus largement celui de notre époque – entre connectivité maximale et enfermement intérieur.
Dans les séquences de vlogging, Yasse apparaît comme une sorte d’archéologue et d’historien amateur de la Havane, laquelle apparaît dans un état de décrépitude. Qu’est-ce qui vous intéressait dans ce rapport à l’architecture de la ville ?
Ce qui m’a touchée chez Yasse, c’est sa manière de réactiver la mémoire de la ville à travers son téléphone. Il filme des ruines, des détails de bâtiments, des lieux oubliés, et leur redonne une forme d’existence en ligne. J’y ai vu un geste poétique et politique. L’architecture de La Havane, avec sa beauté fanée, devient le miroir d’une utopie en ruine. À travers ses vlogs, Yasse devient malgré lui le témoin d’un monde en décomposition, mais aussi le porteur d’un regard encore vivant.
Dans une tension entre solitude et hyper-sociabilité - virtuelle ou réelle -, le film progresse vers une transfiguration du personnage. Pourriez-vous revenir sur l’écriture du scénario et la construction du récit ?
Le récit a été construit de manière très fragmentaire. Je l’ai co-écrit avec Anna Belguermi. Pendant les six mois qui ont précédé le tournage, j’ai échangé régulièrement avec Yasse : il me racontait son quotidien, ses peurs, ses rêves, ses désirs… Ensemble, avec Anna, nous avons écrit une histoire très proche de la sienne, tout en la mettant en scène. Même si le film laisse une place à l’improvisation et aux accidents du réel – comme la scène de l’inondation d’un quartier de La Havane, qui s’est imposée à nous –, tout a été rigoureusement reconstruit.
Il y avait ce désir d’amener Yasse vers une forme de transfiguration. Il fallait, à partir de tout ce qu’il me transmettait, composer une narration qui respecte sa réalité tout en la transformant en métaphore de ses propres aspirations. Ce qui m’intéressait, c’était de montrer comment, à force de se parler à lui-même face à la caméra, il se transforme. On assiste à une sorte d’érosion de son personnage public, jusqu’à un moment de bascule plus onirique, presque mystique. Je voulais que le film glisse imperceptiblement d’un réalisme documentaire vers une forme plus intérieure, plus hallucinée.
La solitude du personnage est aussi évoquée par la bande-son du film et le traitement des multiples voix. Dans quelle direction avez-vous travaillé cette composition sonore ?
Le son a été pensé avec Irwin Barbé, avec qui je collabore depuis longtemps. Le son est pensé comme un espace mental. On entend parfois plusieurs couches de voix – celle de Yasse, des messages vocaux, des sons d’ambiance – qui cohabitent dans une même temporalité, comme si on entrait dans sa tête. Je voulais que le spectateur ressente cette saturation sensorielle et cognitive qu’on connaît tous : être seul dans une pièce et pourtant entouré de notifications, de storys, de voix numériques, de sons distants. Le mixage a été conçu comme une sorte de dérive, entre ASMR, solitude urbaine et méditation technologique.
Des images d’oiseaux qui recouvrent au fur et à mesure leur liberté ponctuent le film. Que symbolisent-ils ? Que vous inspire le texte de Farid Al-Din Attar La Conférence des oiseaux qui ouvre le film et dont on entend certains passages ?
Les oiseaux sont pour moi une métaphore à la fois simple et puissante : celle du désir d’évasion, de légèreté, de liberté intérieure. La Conférence des oiseaux de Farid Al-Din Attar m’a accompagnée tout au long de l’écriture. Cette quête de l’absolu, menée collectivement, résonnait profondément avec la trajectoire de Yasse, partagé entre isolement et appel vers l’ailleurs.
Le poème structure le film : il apparaît sous différentes formes – en ouverture, récité par un personnage, murmuré seul, ou repris par les voix numériques en voix off, comme une litanie flottante. Je voulais qu’il infuse le récit, qu’il le teinte doucement, presque imperceptiblement, comme une présence souterraine.
Mais ce motif de l’oiseau n’est pas seulement métaphorique. Ce qui m’a profondément émue, à La Havane, c’est le lien très concret que beaucoup de cubains entretiennent avec les oiseaux. Il y a des palomeros sur quasiment chaque toit de la ville : des hommes qui élèvent des pigeons voyageurs, les appellent, les regardent s’envoler, puis les voient revenir. Chaque oiseau a un nom, il est chéri, accompagné. Je trouvais cela très beau, surtout dans le contexte politique dans lequel ils vivent. Le lien m’a paru évident. C’est pour cela qu’il y a aussi, dans le film, un autre personnage plus silencieux, plus en retrait. Lui ne s’évade pas par les mots ou par la caméra, mais par le soin qu’il porte à ses oiseaux. J’aimais l’idée que le film propose deux rapports à l’évasion : l’un métaphorique, intérieur, numérique ; l’autre plus concret, charnel, dans la relation au vivant.
Propos recueillis par Louise Martin Papasian