C’est un film énigmatique qui ne contextualise pas ses personnages : nous ne savons ni qui ils sont ni où ils sont. Pourquoi ce choix ? Où sommes-nous censés être ?
Le texte initial contenait des descriptions très détaillées des personnages, et même un dialogue. J’aime écrire la structure complète d’une histoire pour ensuite la raccourcir – parfois même d’une manière radicale – jusqu’à ce que le récit devienne plus ou moins « disjoint ». Mais c’est précisément par ce processus d’élimination que les actions, le corps, et les relations à l’espace commencent à émerger plus clairement, permettant au public de s’impliquer dans les images à leur manière propre ou même personnelle. Peut-être que les spectateurs auront beaucoup de questions au début, et il n’y a pas de mal à ça – je n’essaie pas d’y « répondre », mais plutôt de les emmener à un point où il est possible s’émanciper de ces questions et de se concentrer sur ce qui est réellement présent dans le film.
Le fait d’effacer le contexte de vie des personnages est aussi lié à mon expérience personnelle d’immigrant. « D’où viens-tu ? Quel est ton nom chinois ? » – j’en ai tout simplement marre. Je préfère plutôt reconstruire le caractère d’un personnage en l’observant : mange-t-il avec des baguettes ou une fourchette ? Boit-il plus de thé ou de café ? Ces petits gestes en disent bien plus long sur la manière d’être d’une personne – et sont bien plus intéressants.
Au début, l’histoire se passait pendant la pandémie (même si au final ça aussi importe peu). À ce moment-là, j’étais très attiré par Internet, parce que cela me permettait de voir des choses qui se passaient à des endroits lointains – des choses qui me paraissaient à la fois réelles et irréelles, proches et entièrement hors de portée. Elles m’ont apporté beaucoup d’émotions.
Nous observons un homme par ses gestes de tous les jours, filmés l’un après l’autre. Pouvez-vous mettre de la lumière sur le processus de montage de ce contenu prosaïque ? Vous placez ces gestes dans le temps par la durée des plans fixes, évoquant le temps réel. Est-ce ainsi que vous créez de la tension ? Comment la perception du temps donne-t-elle sa structure à Atado ?
Je me demandais constamment si je voulais utiliser une ou plusieurs caméras. Avec une caméra, je devais faire des répétitions pour arriver à un sens de « continuité ». Mais le personnage ne savait pas « jouer pour la caméra ». Il se concentrait uniquement sur l’action qu’il était en train de faire, et me disait comment il avait l’habitude de la faire. J’ai trouvé ça approprié d’utiliser plusieurs caméras pour créer un espace libre où il pouvait continuer à effectuer ses missions, comme si j’enregistrais nombre de ses performances.
Je suis obsédé par le « temps ». Mais pour ce projet, je n’ai pas pris le « temps » comme un point d’entrée ; j’ai commencé à partir des actions des personnages. La question du temps se génère naturellement dans l’image – elle est « créée » par le personnage lui-même. D’une certaine manière, il est libre dans ce processus : il n’est plus contrôlé par la caméra, mais il est en relation directe avec l’espace – le vent, la lumière du soleil, ou d’autres éléments qui pourraient interférer avec lui.
Quant au montage, c’est la « continuité » de son attitude qui m’a attiré, surtout la relation entre son corps et le monde externe. Je savais très clairement que je voulais essayer un montage quelque peu « imprécis ». C’est-à-dire, je ne cherchais pas la précision lors du montage (en termes de temps) mais je me concentrais sur le « début » et la « fin » de chaque action. Cette façon de faire peut apporter de la redondance et de la répétition, mais c’est précisément grâce à ça que l’image gagne en réalité. J’ai délibérément choisi de ne pas utiliser le « temps réel » pour créer de la tension, mais je pense que quand quelque chose est réel et présenté sans fioritures, elle apporte naturellement une sorte de tension propre à elle-même.
Le film change à la fin avec un passage à la couleur et l’apparition d’un enfant bercé par une chanson en voix off. Pouvez-vous expliquer les raisons de ce changement ?
Dès le début, ce film devait raconter l’histoire d’une femme – peut-être une figure maternelle. Même aujourd’hui, j’ai l’impression que la femme qui se cache ou qui fait toujours la sieste est au cœur de tout le film. J’ai fait passer l’image en couleur, et j’ai rendu la texture du son plus réaliste, en espérant rendre le film plus réel. Peut-être que maintenant, il est plutôt onirique – mais ce n’est pas quelque chose de mauvais. De toute façon, la réalité et la fantaisie paraissent toujours se relayer dans mes films.
Le travail sur le son est aussi épuré qu’il est texturé, avec une attention à des sons intradiégétiques très concrets. Comment y avez-vous travaillé ? Pourquoi avez-vous choisi de mettre l’accent sur certains sons ?
J’ai voulu mettre l’accent sur « ce que je veux entendre » et « ce que je n’ai pas besoin d’entendre ». Nous avons délibérément retiré certains sons, et intentionnellement ajouté d’autres – pour répondre à l’image en elle-même. Certains sons ont été quelque peu exagérés. Parfois, nous avons brièvement essayé de nous rapprocher du monde intérieur des personnages – mais nous faisions rapidement machine arrière. Cette approche a permis au film de s’étirer par rapport à l’idée du « temps » par moments, mais elle ramenait toujours les spectateurs vers le présent – vers ce qui est juste devant eux, dans le cadre. Nous savions très clairement que tout nous menait à l’instant final : l’apparition de la femme.
Selon moi, le son est un outil incroyablement important au cinéma. J’avais besoin que le personnage de cette femme provoque un sentiment d’importance, donc j’ai choisi de la cacher – de la faire apparaître d’une manière très spécifique. Ce moment-là, pour moi, est apparu libérateur, d’une certaine manière.
J’ai souvent dit aux ingénieurs du son : « Suivez votre instinct. Soyez libres – et même un peu fous. » Nous avons fait un accord : dans la scène finale, nous voulions tout ramasser et tout rassembler – pour créer une sorte de point d’ancrage. D’abord, tout laisser partir ; ensuite, tout ramener. Nous avons consciemment laissé partir beaucoup des idées conventionnelles autour du son – parfois même à l’extrême. Certaines parties étaient intentionnellement « too much », mais ça n’avait pas d’importance. Ce qui était important, c’était l’éventualité de pouvoir connecter tous les fragments en une expérience sensorielle. Cette incertitude, cette intensité – c’est devenu quelque chose que nous avons beaucoup aimé.
Le film semble avoir été fait avec une grande simplicité et économie de moyens. Pourriez-vous revenir sur sa genèse ?
Je me suis réveillé un matin, et la première chose à laquelle j’ai pensé était : “appelle le producteur, on va filmer.” Les jeunes producteurs sont plus enclins à prendre des risques, à essayer de nouvelles choses. Il y a un proverbe chinois qui dit : « ceux qui marchent pieds nus n’ont pas peur de ceux qui portent des chaussures ». C’était exactement notre état d’esprit. Leonor et Cami ont directement dit oui. Aucune d’entre nous n’avait une grande expérience en réalisation ou en production de films – nous venions tous-tes de chemins de traverse. Nous voulions tirer le maximum de nos ressources très limitées (surtout en termes de fonds), et en à peu près un mois, tout était en place.
À ce moment là, une chose m’obsédait : comment rendre un film encore plus simple. Plus simple signifiait plus efficace – et cette simplicité a déclenché une grande énergie créative. Toute l’équipe était enthousiaste.
L’histoire se passe en été, sous la lumière vive et rude du soleil. Mais lors du tournage, parfois il pleuvait, parfois il y avait des éclaircies – et nous avons pensé… tant pis. S’il pleut, il pleut. S’il y a du soleil, c’est lumineux. Si des enfants entrent dans le cadre en courant, laissons-les courir. L’actrice est arrivée sur le plateau et s’est allongée et à commencé à dormir. Elle a littéralement « dormi » trois jours pendant le tournage.
La seule chose à laquelle je me suis fermement rattachée était une idée vague, floue dans ma tête. Je ne sais pas exactement ce que c’était, mais je pouvais la sentir – je devais la capturer. Et je savais que nous en étions très proches.
Les scènes avec les enfants n’étaient pas prévues telles qu’elles sont dans le film. Mais c’est impossible de contrôler les enfants. Ça a fini par pousser la directrice de photographie à être parfaitement entièrement libre. Personne ne se rendait compte que nous étions en train de filmer – moi y compris. Je me suis retourné et tout le monde sur le plateau pleurait;
Je pense vraiment que les producteurs ont un rôle crucial dans un projet de film, et l’équipe aussi. Leurs personnalités, leurs manières de travailler – tout cela donne forme à la tonalité finale du film. J’ai été très chanceux.
J’ai pensé à le traduire comme « Tied » (attaché), son sens littéral – être lié par quelque chose de distant et invisible. Mais le son et le rythme de Atado faisaient défaut. Au final, j’ai gardé ce titre. J’aime ses sonorités. Je ne suis plus si sûre que sa signification ait toujours une importance.