Primate Visions : Macaque Macabre explore les liens entre les espèces humaines et non humaines à travers l’étude des récits et des mythes des populations indigènes de la région de Minahasa, ainsi que leur relation avec l’espèce menacée des macaques. Qu’est-ce qui vous a attirée vers ce sujet particulier, et comment ce film reflète-t-il les problématiques environnementales complexes auxquelles sont confrontées les populations de cette région ?
Primate Visions : Macaque Macabre est une réponse artistique spéculative à ces enchevêtrements. Développé à travers des recherches ethnographiques, une primatologie amateure et des expérimentations narratives, le film imagine un scénario fictif où un·e primatologue expérimental·e et son groupe libèrent une troupe de Yaki, initiant une série de rituels, dialogues et expériences spéculatives. Ce récit fonctionne moins comme une histoire classique de conservation que comme un cadre pour explorer les tensions épistémologiques entre les cosmotechnies indigènes et le discours environnemental occidental.
Pour beaucoup d’Indonésiens, le nord de Sulawesi est célèbre pour ses forêts et sa beauté côtière. Les Minahasans sont souvent stigmatisés à cause de leurs habitudes alimentaires dites « bizarres » — notamment la consommation et la commercialisation de viande de gibier : rongeurs, sangliers, singes, chauves-souris, voire chats et chiens. Les écologistes et groupes de protection de la faune militent fréquemment contre ces pratiques, affirmant que ces traditions causent la perte de biodiversité. Pourtant, cette vision réduit à un bouc émissaire écologique des pratiques culturelles complexes. Ce qu’on oublie souvent, c’est que manger du gibier n’est pas simplement une question de demande commerciale, mais reflète une relation historique et affective à la forêt. Pour les Minahasans, la forêt n’est pas une propriété privée : c’est un espace partagé de survie, de mémoire et de réciprocité. Cette croyance est profondément ancrée dans le Mapalus, la philosophie Minahasan d’entraide mutuelle, qui considère la forêt comme une ressource commune, non comme un lieu d’exploitation.
Le film ne cherche pas à résoudre ces tensions, mais les place dans un espace cinématographique spéculatif — un espace qui résiste à la pensée binaire et accepte l’ambiguïté. Plutôt que de présenter le Yaki comme une « espèce menacée » à sauver, l’œuvre interroge : que se passe-t-il lorsque la figure animale entre en collision avec les réalités cosmologiques, politiques et de survie de celles et ceux qui coexistent depuis longtemps avec elle ? La transe, le rituel et l’imaginaire spéculatif peuvent-ils offrir plus que la politique ?
En explorant ces questions, Primate Visions : Macaque Macabre propose que la performance rituelle puisse être un moyen de négociation — entre évolution et dévolution, nature et culture, deuil et transformation. Ce n’est pas un film didactique, mais une provocation spéculative : une invitation à repenser les relations humain–non humain à travers la cosmologie, la friction et la possibilité d’une parenté interespèces au-delà du contrôle et de la culpabilité.
La forme hybride du film se manifeste dans sa structure narrative abstraite et son esthétique hyperstylisée. Pouvez-vous nous parler de certains choix formels clés concernant les costumes, la scénographie, la chorégraphie et la bande-son ?
Le film puise profondément dans la mémoire personnelle et la critique culturelle. Esthétiquement, il s’inspire du style bricolé des feuilletons indonésiens des années 1990 – des émissions que j’ai vues enfant, pleines d’effets spéciaux à petit budget qui me semblaient magiques malgré leurs limites évidentes. Cette esthétique maximaliste et un peu kitsch, souvent rejetée comme ringarde, est devenue un élément clé de mon langage visuel. Plutôt que de la rejeter, je la travaille comme méthode : transformer les cultures pop marginalisées – B-movies, horreur, marchés nocturnes, théâtre Grand Guignol – en outils de spéculation critique.
La culture Minahasan a toujours eu un rôle central dans mon éducation, même si j’y étais d’abord indifférente. Grandir à Jakarta, dans un environnement culturel centré sur Java, marginalisait souvent les familles venues d’ailleurs – un stigmate dont j’ai cherché à m’échapper. Mais avec le temps, ma perspective a changé. J’ai découvert la complexité et la richesse de Minahasa, notamment ses relations subtiles entre humains et nature. J’ai appris à respecter ses excentricités, tout en gardant un regard critique sur certains aspects, notamment la culture machiste enracinée et ce que j’appelle le « western spaghetti minahasan » – un mélange local de masculinité, de mythologie frontalière et de bravade cinématographique, à la fois culturellement distinct et idéologiquement problématique.
Cet imaginaire de western spaghetti se manifeste dans les postures, regards et costumes des personnages, mais il est volontairement déstabilisé par des éléments de camp, transe et grotesque. Le film habite et subvertit ainsi l’iconographie macho minahasan, créant un espace d’ambiguïté et de résistance. Le costume et la scénographie jouent un rôle central. J’ai toujours été fascinée par la façon dont les vêtements fonctionnent comme une architecture symbolique – révélant croyances, alignements spirituels ou contradictions sociales. Dans le film, les costumes expriment des intentions cosmologiques mais aussi de la dissonance. Dans certaines scènes, le costume d’être cellulaire parle autant que sa présence, évoquant vulnérabilité, transformation ou refus d’être catégorisé. Ces choix visuels ne sont pas que stylistiques : ils participent à la logique de construction du monde du film, où mythe et absurdité se heurtent.
La chorégraphie naît de cette même impulsion. Le mouvement n’est ni naturaliste ni entièrement rituel – il est conçu pour évoquer la transe, la possession et le déplacement. Les personnages Yaki oscillent entre l’agency et l’illisibilité. Leurs gestes s’inspirent des cérémonies Minahasan comme le Mawolay, mais sont déformés par une distorsion spéculative. Ils bougent comme des êtres à la fois appartenant et n’appartenant pas, reflet de ma propre relation à Minahasa – entre retour et étrangeté.
La bande-son et l’articulation des dialogues ont été développées en étroite collaboration avec Wahono. Chaque personnage porte une présence vocale distincte : Imago Organella, dans la vraie vie, est un enfant d’internet, parle mieux anglais que minahasan ou bahasa indonésien ; Yaki 1 est très à l’aise en tontemboan ; Yaki 2 parle plus volontiers en bahasa indonésien, tandis que Xenomorphia adopte un ton théâtral, presque cérémoniel. Notre but était de faire s’effondrer soniquement les frontières entre spirituel et artificiel, forêt et boucle de rétroaction – tout en préservant l’humour et l’énergie d’improvisation des acteurs, notamment par les langues qu’ils incarnent.
Ces décisions formelles – costume, chorégraphie, décor et son – forment un vocabulaire cinématographique excessif, instable et spéculatif. Vous pouvez appeler cela hybride, mais pour moi, c’est simplement la langue que je connais. Une langue façonnée par les feuilletons des années 1990, les marchés nocturnes et le Grand Guignol, par le rituel, la mémoire et la contradiction. C’est ainsi que je comprends Minahasa et ma place en son sein – à travers une grammaire d’étrangeté, d’humour, d’inconfort et de transe. Primate Visions : Macaque Macabre n’est pas une déclaration définitive, mais une répétition hantée – une manière de mettre en scène ce qui reste non résolu entre humain et non humain, mythe et écologie, machisme et deuil.
La belle séquence finale du film bascule dans le « réel » par une immersion dans le paysage de la région. Pouvez-vous nous parler de ce choix de fin ?
La dernière partie de Primate Visions : Macaque Macabre adopte un registre plus ancré, presque documentaire – non pas pour offrir une résolution, mais pour approfondir l’ambiguïté. J’ai toujours été sceptique à l’idée d’une « fin heureuse », surtout dans les récits écologiques ou postcoloniaux. L’idée que la libération mène automatiquement à la restauration est trop idéaliste. Dans le cas des Yaki du film – qui ont été en captivité – le retour à la forêt n’est pas une réintégration sans heurts. Ils se sont adaptés aux environnements humains et, une fois libérés, ils se comportent comme des humains, incapables d’habiter pleinement leur habitat ancestral. Ce décalage m’a semblé important à souligner.
C’est pourquoi j’ai choisi d’immerger la fin dans le paysage réel du Danau Tondano, un lieu chargé d’une profonde histoire et mythologie minahasan. Ce lac m’a toujours fascinée – pas seulement pour sa beauté, mais pour son ambiguïté à plusieurs niveaux. C’est un endroit où nature, mémoire et violence coexistent. Ce retour a permis au film de réintégrer son univers spéculatif dans le territoire qui l’a façonné.
Dans l’épilogue, Conversation avec le vétéran du bataillon Jin Kasuang L. Sarapung, qui existe en tant que pièce séparée du film principal, cette ambiguïté est encore approfondie. Les deux protagonistes Yaki, toujours en costume, interviewent un vétéran de la guerre Permesta. Ils lui demandent s’il a déjà mangé du Yaki – une référence aux thèmes plus larges de consommation, pouvoir et survie. Mais le vétéran ne répond pas directement. Il évoque plutôt comment son bataillon a jadis consommé les oreilles des soldats de l’armée indonésienne centrale qui avaient commis des violences sexuelles sur des femmes minahasan – un acte qu’il présente non pas comme une brutalité, mais comme une justice ancrée dans le droit coutumier minahasan.
Cette rencontre fait s’effondrer la frontière entre fiction et traumatisme historique, entre costume et témoignage. Elle complique l’idée même de résolution. Plutôt que de conclure avec clarté, le film s’achève dans un espace où mémoire ancestrale, violences post-conflit et déplacement environnemental continuent de hanter le présent.
Propos recueillis par Shai Heredia