Avec A Prelude, vous poursuivez votre travail initié au Japon avec of girls (FID 2022) sur le dialogue entre voix contemporaines et figures féministes japonaises du passé - ici l’actrice et réalisatrice Tanaka Kinuyo et l’écrivaine et poétesse Fumiko Hayashi. Qu’est-ce qui a impulsé ce nouveau projet ?
Lors du processus de of girls j’ai découvert que Fumiko Hayashi, en plus de sa pratique d’écriture féministe très intéressante, avait aussi volontairement passé du temps en Indonésie avec la « Pen Brigade » pendant l’occupation japonaise. Ces faits ne sont pas mutuellement exclusifs, bien sûr, mais c’est vrai qu’il paraît étrange ou maladroit qu’une voix féministe avec une certaine conscience de classe semble ne pas être critique du régime militaire répressif, qui étendait brutalement la dominance japonaise en Asie. J’ai ensuite eu envie d’enquêter sur diverses femmes artistes de cette période venant des trois nations en conflit sur l’archipel indonésien : les Pays-Bas, en train de perdre une colonie de longue date, que le Japon a envahi en 1942, et l’Indonésie dans la phase finale de sa lutte pour l’indépendance. Je travaille actuellement sur un projet de film plus long, qui a pour point de départ ce triangle et trois autrices de cette époque ayant résisté face aux politiques patriarcales et nationalistes dominantes, et qui les connecte aux mouvements collectifs actuels menant des luttes similaires. Ce projet se concentre sur la solidarité transnationale depuis une perspective féministe queer. A Prelude est littéralement un prélude pour ce travail en cours, et a aussi été la pièce centrale d’une grande exposition que j’ai faite pour le Yamaguchi Center for Arts and Media (YCAM), un centre d’art au sud du Japon. Là, j’ai travaillé avec le curateur, Leonhard Bartolomeus, qui est Indonésien, et nous avons nommé l’exposition Dance Floor as Study Room, ce qui m’a permis d’explorer spatialement l’idée de la piste de danse comme un espace politique et un espace de résistance, un autre trope très clair dans A Prelude.
Les lieux de tournage et les luttes qui s’y sont déroulées font aussi l’objet du film. Un club à Tokyo, un autre monté sur l’aéroport de Narita, ainsi que le tunnel qui y mène. Pourriez-vous nous en parler ?
Bien que je voulais mettre en lumière des artistes féminines géniales qui se sont battues pour leur place dans le monde de l’art, majoritairement masculin à l’époque, je voulais les relier à un mouvement féministe queer contemporain. J’ai commencé par la fête queer et femme Waifu et son histoire – que l’on apprend dans le film – et j’ai trouvé extrêmement passionnant que le collectif féminin qui organise Waifu, et son homologue sexe-positif Slick, s’engage à organiser les raves dans des lieux de résistance et de manifestation. Les premières fêtes Waifu ont eu lieu aux pensions Aoyama Hachi et Kinone à l’aéroport Narita, qui ont également reçu deux éditions de la Slick. La pension Kinone est particulièrement sensationnelle : perdue entre les pistes, c’est une petite maison d’activistes qui vient du combat de plusieurs dizaines d’années contre la construction de l’aéroport, aussi connue sous le nom de lutte de Sanruzika. Le groupe n’a tout simplement pas cédé son terrain et l’aéroport a dû être construit autour.
On y voit circuler et discuter un petit groupe de personnes queer – universitaires, militant·es, artistes, performeur·ses… – dont certaines étaient déjà présentes dans of girls. Comment avez-vous fait votre casting ?
Nous avons simplement continué la conversation qui a commencé lors du tournage de of girls et lors de la programmation publique autour de mon exposition en solo au Musée d’Art Contemporain de Tokyo en 2022. À l’époque j’avais cherché des mouvements queer féministes, des groupes et des individus pour qu’iels partagent l’espace et les ressources de mon exposition, et appris à connaître les belles personnes avec qui j’avais fait of girls. Je sentais qu’il valait la peine de continuer à travailler avec ces personnes passionnantes et intéressantes, qui s’étaient entendues de plusieurs nouvelles manières dès ce moment-là.
Le film repose sur des conversations enregistrées entre ces personnages. Comment avez-vous organisé le tournage par rapport à ces dialogues ? Sont-ils en partie improvisés ?
Toutes les conversations dans le film sont improvisées, ou peut-être faut-il dire « authentiques » : elles ont eu lieu pendant le tournage, et c’est ainsi que je développe mes films depuis longtemps. Le tournage génère en fait ces conversations, elles ne sont pas répétées ou enregistrées à l’avance. Nous nous préparons en nous familiarisant avec les connaissances des autres et je mets les scènes en place en conséquence.
La caméra se déplace lentement, et semble glisser d’une conversation à la suivante. Pouvez-vous nous parler du travail sur l’image ?
J’ai toujours été intéressée par les connexions et les chevauchements entre des questions d’apparence déconnectées. Ici, j’ai pensé que si la caméra bougeait de façon régulière et continue, l’idée de ces connexions serait aussi présente dans l’image. Même si je fais des coupures assez brutales entre les différents lieux et scènes.
À un moment du film, ce dispositif est rompu par l’intrusion d’une séquence dans laquelle Andromeda et aliwen rejouent en play-back une scène de Girls of the Night de Kinuyo Tanaka. Pourquoi ce choix ?
Le film de Kinuyo Tanaka, intitulé Onna Bakari no Yoru en japonais, ce qui peut être traduit littéralement par : « la nuit des filles seulement »¹, qui est généralement nommé sur la scène internationale Girls of the Night, et parfois Girls of Dark (que j’apprécie particulièrement en tant qu’expression) est un chef-d’œuvre. Pour un film de 1961 fait par une réalisatrice innovatrice, parler du travail du sexe d’une manière très peu moralisatrice et de l’existence féminine dans toutes ses formes variées et contradictoires est déjà remarquable. Mais qu’il soit élaboré depuis la forme d’un mélodrame classique et très accompli dans le style du cinéma de studio japonais des années 1950-1960 est si inhabituel, je voulais vraiment qu’il puisse entrer dans mon travail d’une manière ou d’une autre. Cette scène en particulier, que je comprends comme une introduction brillante à l’analyse marxiste par la protagoniste travailleuse du sexe, que ses collègues de l’usine dans laquelle on lui a donné un travail pour qu’elle « retourne sur le droit chemin », l’ont frappée. Un point intéressant à noter est le fait que Kenji Mizoguchi – avec qui Kinuyo Tanaka est sortie à un moment de sa vie – a fait en 1948 un film qui s’appelle Femmes de la Nuit², dans lequel Kinuyo joue le personnage principal, et qui présente des idées morales et politiques très différentes.
Andromeda, qui est une performeuse de drag incroyable en plus d’être éditrice et “community organizer”, a exprimé le désir de jouer une scène du film comme une performance de drag – faire du play-back – alors nous avons essayé. Le drag vient du mélodrame, qui est apparu dans nos conversations. Déjà remarquable dans of girls, je savais qu’aliwen était une performeuse très convaincante à l’écran. Il s’est avéré qu’en plus d’être une photographe, autrice et curatrice accomplie, et actuellement doctorante en études culturelles à Waseda – université prestigieuse à Tokyo – elle s’intéressait aussi au drag. J’ai trouvé ça amusant que les deux mentionnent leur admiration pour Girls of the Night en se rendant à l’aéroport, et qu’ensuite elles se trouvent soudainement à en jouer une scène. Et qu’après ça on les voit avoir une conversation très personnelle à Kinone, à propos du drag…
1. Titre français : La Nuit des femmes
2. Titre anglais : Women of the Night