Votre travail et votre recherche portent sur les technologies et les techniques de violence dont souffrent les Palestiniens dans le contexte colonial imposé par Israël. Comment Control Anatomy a-t-il pris forme ?
Control Anatomy découle de mon historique passé à longuement observer et subir directement la violence quotidienne à Gaza, surtout en état de siège et sous la surveillance aérienne constante. Des questions simples quoique fondamentales ont commencé à se former dans mon esprit il y a des années : Qui observe? Qui est observé ? Au cours du temps, ces questions ont évolué dans un effort de comprendre la structure technologique de la domination et son impact sur le corps, l’espace, et la mémoire.
Le film émerge d’un projet de recherche artistique plus large dénommé « Violence 24/7 », dans lequel je retrace la manière dont notre relation avec le système d’occupation en tant que sujets a changé au cours du temps. Par ce cheminement, j’ai envisagé trois stades ou « générations » de violence :
La première génération est représentée par la relation directe entre le gouverneur militaire et les résidents du camp ; la deuxième génération est représentée par le fait de prendre des corps pour cible à travers la lunette d’un fusil ; et la troisième génération, qui a pris forme après le retrait de Gaza, est représentée par le contrôle continu et invisible à travers l’objectif d’un drone équipé d’une caméra thermique toujours allumé. Ces générations abordent aussi l’absence d’archive documentant les vies et tragédies quotidiennes des Palestiniens, qui ouvre la voie à des questions sur la formation du défigurement comme un processus prolongé utilisé comme outil de violence. Control Anatomy est l’un des résultats de ce projet, et j’y ai investi une recherche et une énergie visuelle importantes, utilisant la majorité des conclusions auxquelles je suis arrivé lors de mon travail sur « Violence 24/7 ».
Comment avez-vous abordé l’image comme technologie de la violence ? D’où viennent les images de votre film ? Comment les avez-vous sélectionnées et comment avez-vous travaillé avec elles ?
Je ne traite pas l’image comme une représentation innocente ou comme un simple objet pour documenter un événement, mais plutôt comme l’un des piliers du système de production de la violence. L’image peut être une extension du fusil ou du drone, et est souvent saturée par la vision du pouvoir et produite dans cette structure.
Les images que j’utilise dans le film proviennent de sources différentes. Certaines ont été récupérées sur les réseaux sociaux de soldats israéliens, qui avant posté des photos de leurs missions dans la bande de Gaza avant le retrait de 2005, comme des souvenirs ou mémoires d’événements passés. J’ai exploré et représenté ces images depuis mon propre point de vue, celui de quelqu’un qui les a vécu depuis l’autre côté. Il y a aussi des photos que j’ai obtenues dans les archives militaires israéliennes, publiées en général afin de documenter les opérations militaires à Gaza, ou comme propagande pour promouvoir des armes testées sur le terrain dans ce qui est considéré comme un terrain d’essai vivant : la bande de Gaza.
La sélection des images n’était pas basée sur les qualité ou clarté technique, mais plutôt sur leur capacité à exposer la structure violente qui les a produites. Selon moi, les images de mauvaise qualité sont celles qui représentent le mieux la réalité des droits des Palestiniens, puisque la fragilité des images concorde avec la fragilité de ces droits dans ce système de génocide en cours.
Vous utilisez ces images pour créer des montages visuels. Selon quels principes ? Comment avez-vous réfléchi au mouvement du film vers des « images opératives » de destruction ?
Je n’utilise pas le montage seulement comme un outil technique ; je le traite comme un moyen de comprendre comment la violence est construite et répétée dans l’image. Je classe les images selon leurs collisions, selon ce qu’elles disent quand elles sont placées côte à côte, plutôt qu’en ordre chronologique. Je cherche toujours des moments où le sens des images est cassé, où sa fragilité ou sa contradiction se révèle.
Dans Control Anatomy, les images ne documentent pas simplement un événement ; elles révèlent la manière dont les machines de guerre produisent des images non avec le but de documenter, mais avec le but d’exécuter. Ce que nous appelons « image opérationnelle » est un type d’images qui ne sont pas faites pour être vues, mais pour être utilisées comme instrument dans une opération militaire : elle décident qui est visé et quand.
Dans le film, j’ai essayé de montrer ces images comme elles sont, sans essayer de les embellir, mais plutôt de les recontextualiser afin de reconsidérer leur fonction originelle.
Pourquoi avez-vous choisi d’écrire à la première personne du singulier ? Comment vous y êtes-vous pris pour écrire ce texte ?
J’ai choisi d’écrire à la première personne parce que mon expérience et ma voix sont le fil qui connectent les trois générations de violence que le film aborde. La première génération présentée dans le film est basée sur les entretiens que j’ai menés avec des personnes qui ont vécu ces événements, tandis que la deuxième et la troisième génération contiennent des événements dont j’ai été le témoin direct.
Le texte a commencé comme une collection de notes et d’extraits que j’ai écrits durant cette période de recherche. Je n’ai pas pour habitude de les revisiter, mais j’étais arrivé à un point où je voyais que la recherche stagnait et ne progressait pas, alors j’ai décidé de réviser tout ce que j’avais écrit au cours des mois. J’ai découvert que ces notes avaient une séquence interne, pas nécessairement chronologique, mais une séquence construite sur le rythme, la répétition, et l’émotion.
Je l’ai construit à partir de ces extraits que j’ai développés linguistiquement jusqu ‘à ce qu’ils deviennent le texte du film. J’ai ensuite commencé à l’enregistrer plusieurs fois, le réécrivant et l’éditant à maintes reprises, jusqu’à ce que je considère qu’il était prêt à apparaître dans le film.
Vous ouvrez le film par un glissement entre la figure mythologique du griffon, présent dans de nombreuses cultures, et celle du projet militaro-industriel nommé griffon. Pouvez-vous revenir sur ce glissement, et plus spécifiquement sur ce projet en particulier ? A-t-il existé, ou est-il un biais iconique ?
Suite à chaque agression, les Palestiniens se sont traditionnellement appelés « le phénix », un animal qui renaît de ses cendres, une métaphore de renouveau et de résilience après l’annihilation.
Dans ce film, j’utilise le nom « griffon » comme contrepoint à cette image : le symbole d’une continuité violente, d’un œil qui ne dort jamais, et d’un système qui ne renaît pas de ses cendres mais qui continue à en produire.
L’armée israélienne utilise couramment des noms mythologiques ou de demi-dieu pour nommer les systèmes de violence ou d’espionnage, comme Hermès, le dieu grec de la protection et du transport, qui est devenu le nom d’un système de surveillance et de persécution.
Cette manipulation des noms n’est pas aléatoire ; au contraire, elle prolonge la politique coloniale qui voit le contrôle des symboles et du langage dans le cadre du contrôle de la réalité. Par cette combinaison, je voulais soulever des questions sur comment la violence est normalisée et dissimulée dans des récits civilisateurs et culturels.
Vous entremêlez plusieurs types de récits (un récit personnel et subjectif, un récit de mémoire, un récit instructif et historique…) qui partagent des données factuelles ainsi que des figures (la colonie, le gouverneur militaire…), qui cultivent une certaine imprécision plus proche du cinéma narratif. Pourquoi ce choix de se détacher du documentaire ? Qu’est-ce qui est en jeu dans ce flou entre le documentaire et la fiction ?
Le documentaire traditionnel est tenu d’être précis, documenté, et clair dans l’identification de ses sources et de ses lieux. Pourtant, dans le contexte palestinien, surtout à Gaza, on ne peut pas facilement faire confiance aux archives, puisqu’elles sont soit perdues, volées, ou faussées. Donc, mon but n’était pas de présenter une « vérité » toute prête ou un récit historique complet.
J’utilise des éléments de récit personnel, de mémoire, et d’histoire, les entremêlant délibérément, puisque cet entremêlement ressemble de près à la manière dont notre expérience de la violence n’est ni linéaire ni ordonnée, mais plutôt confuse, entrecroisée, émotionnelle. La réalité de la violence ne peut pas être comprise uniquement à travers un discours narratif ; elle doit aussi être vécue par l’imagination et la fracture délibérée de la logique documentaire.
Cet entremêlement n’est pas une fuite face au document, mais plutôt une tentative de le remettre en question. Que signifie créer une archive de la violence après chaque guerre ? Qui a le droit de narrer les événements ? Et à quoi l’histoire ressemble-t-elle quand le narrateur lui-même est à l’intérieur de l’événement ?
Images du monde et inscription de la guerre de Harun Farocki vient à l’esprit, jusqu’au ton de la voix off. Est-ce une référence dans votre travail ?
J’ai vu Images du monde et inscription de la guerre, ainsi que d’autre œuvres qui s’intéressent à la relation entre l’image et le son. Les films de Farocki, quoique inconsciemment, m’ont peut-être appris comment le son doit fonctionner aux côtés de l’image, et comment l’image peut être narrée sans être interprétée.
Mais ce n’est pas suffisant pour faire un film. Il y a quelque chose qui ne peut être appris dans une référence cinématographique : la spécificité de l’expérience, son unicité, et la sensibilité qui vient seulement du fait de vivre dans l’événement.
Ma voix dans le film est aussi une prolongation de ma réalité, de mon corps, qui ont vécu l’image non seulement comme une substance visuelle mais aussi comme un état existentiel. Donc, on ne peut pas dire que quelconque référence puisse contenir ou réduire cette expérience. Farocki m’a peut-être aidé à écouter l’image, mais la douleur que je porte ne peut pas être empruntée.