Au prétexte d’un travail pour postuler à une résidence/un institut, vous réalisez un film sur une fête d’avortement que vous aviez organisée à 20 ans. D’où est née l’envie de revenir sur cet événement pour en faire un film ?
Lorsque j’ai emménagé en Espagne, je me suis trouvée dans un environnement radicalement différent de celui où j’habitais à Chicago. Je vivais dans ce qui pouvait essentiellement être considéré comme un dressing aménagé dans un quartier défavorisé, et je suis arrivée dans une existence européenne globalement aseptisée. Les peurs et les préoccupations que j’avais aux États-Unis n’étaient plus applicables. Je me souviens d’un soir, tard, lorsque je rentrais à pied d’une fête, j’étais ivre, et un homme m’a interpellée pour me faire des avances. Je lui ai dit de me laisser tranquille, ce qu’il a fait, à ma grande surprise. À Chicago, on m’aurait au moins embêtée un peu plus, si ce n’est suivi. J’ai presque été vexée par son manque d’efforts.
J’ai dû m’adapter à cette toute nouvelle sécurité, mes habitudes et ma personnalité se sont adoucies de par mon environnement. J’étais reconnaissante de ne plus être redevable envers mes impulsions et mes tentatives confuses à exercer mon instinct de survie, ce qui m’a permis de de plus être horrifiée par mon passé et de commencer à le respecter. J’aime la version de moi qui, à 20 ans, a organisé une fête en l’honneur de quelque chose dont on nous a appris à avoir honte, simplement pour avoir une bonne histoire à raconter.
Cela s’est passé avant le revirement de l’arrêt Roe V. Wade. J’avais commencé une première version de ce film il y a plusieurs années. Au début, il n’avait rien à voir. La fête a eu lieu à une époque plus légère, quand l’on se préoccupait plus de la respectabilité politique des lois autour de l’avortement que du fait que l’on pourrait envoyer des femmes en prison pour une fausse couche. Mon film ne va rendre personne pro-choice. Il n’adhère pas au catalogage nécessaire pour justifier un avortement, à savoir, une femme au futur prometteur qui a fait une erreur, ou une femme victime de violences. Toute personne pro-life qui regarderait ce film pourrait penser, « c’est exactement le genre de femme libérale, capricieuse, moralement creuse qui utilise son corps sans réfléchir, elle doit apprendre sa leçon. » Je suis peut-être cette femme. Les personnes frivoles méritent-elles de continuer à être frivoles au cas où elles s’améliorent et se rachètent ? Y a-t-il une rédemption pour les idiots ?
Abortion party présente un environnement numérique animé en 3D minimaliste, vintage et original : quelques éléments de décors, des personnages dessinés à partir de formes géométriques. Comment avez-vous imaginé cet univers ? Quelles sont vos inspirations en matière d’animation ?
Le film a été fait dans une ancienne version de Sketchup de 2017, un logiciel de modélisation d’architecture.
J’ai toujours été très intensément attirée par le concept d’un travail qui demande un effort élevé et des faibles compétences. Je trouve ce mode de communication plus authentique. La manière dont certains bébés gazouillent, et on voit qu’ils ont des pensées complexes que leurs compétences linguistiques n’arrivent pas encore à suivre. J’aime le concept du désespoir, du besoin de faire passer un message, même si on est incapable de le faire d’une manière qui soit compréhensible pour la plupart des gens. C’est aussi pour cela que j’aime l’art fait par les enfants, l’art brut, l’« art mauvais », etc. Quand on a des compétences, on a l’instinct de les utiliser, de prendre le message et de le brouiller avec des préoccupations de beauté, de qualité, de paraître assez intellectuel, d’être respecté.
Quand ces choses-là ne sont pas un facteur, le désir de s’exprimer est vainqueur. Bien sûr, je ne suis pas une outsider, j’ai étudié à l’université et je suis moi-même contrainte par certaines préoccupations esthétiques. Évidemment, je veux que mes films soient intéressants. J’essaie de jouer avec ces attentes de « qualité ».
Vous revendiquez une forme de précarité dans la réalisation de votre film, notamment à travers l’enregistrement du son de votre voix avec votre iPhone, et vous êtes seule créditée à la fabrication du film. Comment travaillez-vous ? D’où vient cet intérêt pour le DIY ?
Une grande partie provient de ce que j’ai mentionné plus tôt, du fait que le besoin de communiquer prime sur la qualité. Et ça m’amuse, tout simplement. Surtout maintenant que tout est si bien fait, même le style soi-disant « DIY » est soigné. J’aime voir l’erreur humaine dans l’art. Je pense que cette opinion est répandue. Il faut voir comment, surtout dans le monde de l’art, les gens interagissent avec l’imagerie créée par l’IA. On aime quand elle échoue, quand il y a un doigt en trop ou quand un corps est mal formé. Une vidéo IA sans bug est horriblement ennuyante. Les humains cherchent des preuves d’humanité même chez l’IA. Et les preuves d’humanité viennent de l’erreur. Je pense qu’à un moment donné, tout sera tellement simplifié que le contenu avec des fautes sera considéré comme un luxe.
Quant à comment je travaille, mal. Je pense qu’il y a de longues périodes d’observation ponctuées par de brefs moments d’action concentrée. Je suis constamment en train d’écrire, j’ai un million d’idées épouvantables et occasionnellement une sur laquelle cela vaut la peine de passer du temps. Me faire briser le cœur peut aider. Être amoureuse me distrait.
L’aspect vintage de votre film cohabite avec la présence de références populaires contemporaines, à travers des images de jeunes rappeurs comme Spooky Black ou Yung Lean qui décorent votre appartement. Pourquoi les avoir insérées dans le film ?
Avec Yung Lean, je voulais simplement faire référence à mon premier film, qui prenait place dans le même appartement. Quant à Spooky Black, j’ai beaucoup écouté sa musique pendant cette période, surtout cet album-là. Il y a aussi des Newport Menthols, car c’est ce que je fumais, et des lignes d’Adderall écrasé. Ça, c’est bien vintage, une addiction désinvolte à l’Adderall avant la Grande Pénurie de stimulants pour le TDAH.
Vous adressez le récit de cette fête dans un monologue continu face à la caméra de votre ordinateur, sur le mode d’un tutoriel YouTube. De quoi cette logorrhée est-elle le signe ?
La première version que j’ai faite de ce film avait été entièrement animée sur Blender et j’avais demandé à des personnes de faire les voix des personnages, presque comme un film animé standard. C’était ennuyant.
Après avoir fini l’école d’art, j’ai développé un dégoût pour le « parler artistique ». Enfin, c’est quelque chose que j’apprécie. C’est amusant de déchiffrer une partie des absurdités que racontent les gens. Mais l’idée que la manière la plus acceptée d’engendrer le respect est de rendre son message le plus dissimulé et confus possible pour quelqu’un qui n’a pas été dans un environnement académique spécifique me rend furieuse. Je ne veux pas dire que l’art doit être nivelé par le bas ou simplifié, le « parler artistique » est parfois nécessaire. Mais ça ne devrait pas être la seule manière de faire de l’art une institution « crédible ».
Mon dégoût pour ce système et le besoin désespéré qu’il m’accepte se sont évidemment heurtés l’un à l’autre. J’ai en réalité postulé sans trop d’enthousiasme à un certain nombre de programmes et de bourses pour obtenir un soutien institutionnel pour ce film un peu bête. Bien sûr, ils m’ont tous refusé – mes capacités de communication académique moins qu’optimales n’ont pas réussi à venir au secours du sujet et de l’esthétique polarisants.
J’ai donc été très frustrée deux jours après avoir été licenciée et j’ai fini par me décider à le faire seule, puis j’ai déballé toute l’histoire d’un seul coup. C’est aussi important pour moi d’utiliser la première (et la seule) prise à chaque fois que je fais un film. Pour Yung Lean, j’avais également utilisé la première prise.
L’image en selfie vidéo ne cesse de bouger au sein de l’univers entre les personnages. Pourquoi ce choix de mise en scène ?
C’était uniquement pour montrer tout ce qui était en train de se passer dans la scène et conserver l’attention du spectateur. En plus, c’est drôle.
Sous sa tonalité comique et crue, le film aborde la question de l’avortement et de son interdiction récente par certains pays. Pourquoi avoir choisi l’humour pour traiter d’un sujet aussi sérieux et actuel ? Que cela vous permet-il de faire ?
Mon éducation m’a appris à rire pour ne pas pleurer. Peut-être que ce n’est pas bien. Mais je pense que c’est important de prendre en compte le rôle de l’avortement dans le film. C’est la raison pour laquelle les personnages se réunissent, mais il a une place très secondaire dans de nombreux aspects par rapport à la vie tout autour. Il a été placé là comme l’avortement a été placé dans ma vie : comme un obstacle, mais en définitive comme un soulagement qui m’a permis de continuer à observer et profiter des petits chaos tout autour de moi.