Comment avez-vous rencontré Jacob « Eye » Gayle ? Quand est née l’idée de faire un film ensemble ? Répondait-elle à l’urgence de la situation de Jacob ?
Jacob et moi nous sommes rencontrés le jour même où j’ai emménagé dans notre rue en 2018. Il portait une grande plante en pot, et je l’ai aidé à l’emmener dans la maison ; nous avons commencé à parler de différents types de plantes, entre autres, et ça a bien accroché. À ce moment-là, avant les problèmes avec son propriétaire, Jacob passait beaucoup de temps dehors, à lire, à écouter de la musique, donc je le croisais presque tous les jours et nous parlions ou travaillions un peu ensemble. Au cours des premières années, nous sommes devenus assez proches, et en 2020 quand j’ai eu des problèmes avec mon propriétaire, Jacob m’a aidé à trouver un appartement avec son ami dans la même rue. Donc avant les problèmes de logement de Jacob, il m’a aidé avec les miens. Lors de ces premières années, nous prenions parfois des photos ensemble, partagions des idées de film, mais ce n’est que lorsque son logement a été menacé que nous avons commencé à faire un film spécifiquement sur son lien à la maison. Dès que ça a été clair que la maison allait changer, nous nous sommes précipités pour la filmer telle qu’elle avait été. Donc oui, le film est né dans l’urgence et a commencé en parallèle de notre effort de lutte contre l’expulsion de Jacob, de notre effort de poursuivre son propriétaire en justice pour harcèlement, manque de chauffage, et tout le reste.
La matérialité du 16mm est essentielle au film. Pouvez-vous parler du choix de ce format ? Que vous a permis de faire l’utilisation de l’argentique ?
Quand nous avons commencé à travailler sur le film en 2021, j’étais responsable de laboratoire à MONO NO AWARE, laboratoire et centre éducatif. Donc MONO a rendu le fait de filmer en 16 mm beaucoup plus accessible, et ce moyen nous a paru évident.
Je me suis dit que nous avions besoin de la capacité de l’argentique à créer de la distance, à parfois déloger l’image, et à lui accorder la possibilité d’avoir été filmée en 1960 ou en 2025. Cette distance, je pense, désamorce un premier type de réponse automatique de la part du spectateur. Son esthétique ouvre des questions comme : que suis-je en train de voir ? Quand ce contenu a-t-il été fait ? – des réflexions que je trouve productives. Cette distance m’a parue essentielle pour raconter cette histoire très précise et très singulière. Cette liberté temporelle permet à cette histoire individuelle de circule quand même à travers le temps et d’accéder à une « universalité » ou au moins de parler à tous les locataires.
L’argentique est très constructif à partir des limites qu’il impose. Il était évident que nous ne pouvions pas filmer des centaines de mètres de pellicule, et ce, même avec l’accès au laboratoire de MONO, donc nous devions toujours sélectionner ce que nous filmions. Cela crée une certaine panique. Nous ne savions pas ce qui allait se passer, combien de temps cette lutte allait durer, et donc quels événements étaient essentiels au film et lesquels étaient moins pertinents. Cela nous a demandé – et nous a aidé à développer – une sorte d’intuition rigoureuse à laquelle il est plus difficile d’accéder en filmant numériquement.
Enfin, je pense que nos images en 16mm existaient en opposition totale aux caméras incessantes de sécurité digitales et de l’iPhone de la propriétaire. Elle nous filmait tout le temps, et souvent nous filmait lorsque nous filmions, comme une sorte de boucle d’image étrange. La présence constante et oppressante des caméras de sécurité digitales est devenue une sorte de contraste à nos images en 16mm sélectionnées ; nos images qui n’existaient ni dans un téléphone ni en ligne ne pouvaient pas être utilisées comme surveillance. Elles existaient uniquement sur la pellicule physique (ou du moins jusqu’à ce que nous les scannions). Le médium argentique nous a donné un sentiment de propriété, voire de contrôle, qui paraissait contrer la surveillance et le contrôle oppressant que la propriétaire essayait désespérément d’imposer.
Nous avons également utilisé une grande partie des images comme preuves au tribunal, faisant probablement des nombreux dossiers de Jacob les seuls dossiers en 40 ans à utiliser des preuves en 16mm !
Jacob’s House paraît avoir été filmé de manière très instinctive. Quelles ont été les étapes et les méthodes pour travailler ensemble ?
Nous avons commencé le film dès que la nouvelle propriétaire a acheté l’immeuble et a refusé d’allumer le chauffage de Jacob. Nous avons commencé par un tournage initial de 12 heures, où nous avons photographié l’intégralité du bâtiment dans l’état qu’il était avant sa nouvelle propriétaire. Probablement une semaine après ce premier jour, elle a commencé à cadenasser les portes et barricader les couloirs, et à ce moment-là le tournage a commencé à répondre à la résistance de Jacob et à l’agressivité de la propriétaire. Très rapidement, nous avons pris un rythme où nous tournions une séquence puis, après avoir développé le film, nous regardions les images ensemble et enregistrions une conversation. Je demandais à Jacob de narrer ou de répondre à l’image, d’y réfléchir, ce qui nous amenait à de nouvelles réflexions, puis de nouvelles images, qui ensuite influaient sur le tournage suivant. Ces conversations ont aussi donné forme à la voix off qui nous guide à travers le film.
Le film s’organise autour de deux personnages, deux intériorités qui sont au final une et même personne : Jacob et la maison. Cette structure a-t-elle été présente dès le début ?
Elle était relativement présente dès le début. J’avais l’impression que la maison était un personnage central et que le film devait se baser sur la relation de Jacob à elle, et qu’en suivant ses transformations physiques, on pourrait mieux se rendre compte de la résistance énorme et du voyage interne plus personnel de Jacob. Néanmoins, je ne pensais pas que tout le film aurait lieu dans la maison. Au début, nous avions prévu d’essayer de filmer des audiences, des rassemblements de locataires, et plus d’interactions de Jacob avec nos voisins, mais il est très vite apparu que le fait de rester dans la maison générait un équilibre unique entre la singularité et la totalité de la situation.
Bien sûr, le système locatif isole, et il a besoin de cette isolation pour mener à bien son but de générer une fortune privée. Il a besoin de locataires éphémères qui peuvent être facilement déplacés et remplacés par d’autres qui paieront plus cher, ce qui est plus facile quand les locataires sont isolés, désorganisés et hors de toute communauté. Je sentais que l’on pouvait mieux explorer cette isolation à l’extrême en restant dans la maison. Toute personne ayant déjà vécu l’insécurité liée au logement sait que c’est quelque chose d’omniprésent. Elle devient tout, d’une certaine manière. En même temps, même dans cette isolation, l’extérieur s’impose à l’intérieur de la maison : le froid s’insinue par les fenêtres, les sirènes affluent depuis la rue, la police vient, la propriétaire vient, les voisins viennent. Le monde infiltre la structure de la maison, et nous rappelle que le monde, de par sa structure économique et les rapports de pouvoir qu’il engendre, crée les conditions d’enfermement dans lesquelles nous sommes et desquelles nous ne pouvons pas pleinement nous échapper. Donc à mon sens, la question qui nous a guidés a été : à partir d’intérieur claustrophobe de la maison, comment peut-on accéder à une critique plus large de la propriété privée, des conditions de location, de la police, et de tout ce qui crée une situation qui paraît isolée, individuelle, singulière ?
Hors-champ, nous sommes accompagnés par la voix de Jacob. L’enregistrement est asynchrone, et le montage séquencé de ses mots suggère que les entretiens ont été menés en parallèle, parfois liés au tournage, parfois isolés de l’enregistrement visuel. Comment avez-vous élaboré le récit ? Sur combien de temps ?
Quand il a été clair que le film se déroulerait dans la maison, je me suis senti comme attaché à un récit. Bien sûr, nous connaissions le début, et dès qu’il a été clair que Jacob serait déplacé, nous avons su que le film terminerait par une pièce dépouillée. La structure du film était guidée par la structure de la maison. Ce qui a été délicat, c’était le fait de laisser de la place pour la relation de Jacob à des éléments plus subtils, comme les esprits dans le grenier par exemple, sans perdre la raison de l’histoire cruelle, matérielle que nous étions en train de raconter. Cela nous a paru très important que le film contienne à la fois une vision très politique, très matérialiste ainsi que le rastafarisme de Jacob, chacun tendant à un récit légèrement différent. J’espère, et je pense, que que nous avons trouvé un équilibre intéressant au final, que nous avons seulement trouvé grâce à un processus de montage très long et grâce aux va-et-vient très générateurs que Jacob et moi avons développés lors de l’enregistrement de nos réflexions et de la voix off.
Propos recueillis par Claire Lasolle