Le splendide paysage du Pays-de-Caux qui ouvre le film, avec ses nuances de vert assombries par la lumière, résonne des aboiements des chiens. Jour de chasse ? Une femme, cheveux blancs vêtue de noir, sort du bois au travers des branches. C’est Sophie Roger, ou plutôt l’alter ego qu’elle devient quand elle entre dans le cadre. Depuis Les Jardiniers du Petit Paris (FID 2010), ses films denses, concis et buissonniers tracent un chemin de traverse entre cinéma et arts plastiques. De ces films, L’amour sur le chemin des roncettes est à la fois le plus désespéré et le plus drôle, joyeux. Désespéré, car il souligne les traits et les affects d’une solitude dans un monde dépeuplé, déserté. Filmant les fleurs dans son jardin, la solitaire se parle à elle-même, comme s’il fallait s’encourager à persévérer : « Céleri en fleurs »… « Voilà », quand le point est fait. Drôle, joyeux, car on n’est jamais vraiment seul quand on tient une caméra : on peut jouer avec son autre moi, avec les êtres et les choses qui entrent avec lui dans le cadre. Quand, dans le parc du château, l’Irma Vep aux cheveux blancs appelle « Béatrice ? », personne ne répond, mais le regard d’une biche l’entraîne dans une pantomime comique autour d’un arbre. Plus loin sur le chemin, un épouvantail devient le modèle et le support d’une gracieuse auto-crucifixion. À la maison, au chaud, la cinéaste devient plasticienne. Avec des feuilles de papier, des fleurs séchées, d’autres surimprimées, des pages arrachées à un dictionnaire des états amoureux, elle façonne des épaisseurs et des transparences. Une chanson décrit un monde sans soleil : « Embrasse-moi ! Plus tard il sera trop tard ! » Embrasser qui ? Les mouettes qui tournent dans le ciel ? Soudain, un labrador chocolat bondit au ralenti dans le plan. S’ensuit un stupéfiant remake de la fin d’Ordet (le film de Dreyer). La neige qui tombe drue ne fera pas de linceul au corps nu, à la rigidité cadavérique, allongé là dans le jardin. Ressuscitée par Lola la chienne, la femme aux cheveux blancs se lève et marche. Qui l’eût cru ? Au bout du chemin des roncettes, c’est le paradis. Pattes et mains superposées sur la page, les deux amies lisent le récit par Virginia Woolf de la mort de la phalène. Sans doute pensent-elles au papillon tué par une araignée dans le cabanon abandonné. La nuit, on peut apercevoir par la fenêtre une femme et une chienne danser ensemble dans la maison. En état de ravissement : comme nous au bout du film de Sophie Roger.
Cyril Neyrat