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A FIDAI FILM

Kamal Aljafari

Au cours de l’été 1982, l’armée israélienne envahit Beyrouth, et profite de l’occasion pour s’emparer des archives du Centre de recherche palestinien. Ces archives contenaient nombre de documents historiques sur la Palestine, dont une riche collection de photographies et de films. Ces images ont été depuis re-nommées, ré-indexées selon la vision de leur nouveaux dépositaires, le ministère de la défense israélien. Contre ces gestes de spoliation et d’appropriation (une séquence montre la violence tranquille de leurs auteurs), A Fidai Film propose un contre-récit à partir de cette perte, afin de restaurer les traces de l’histoire palestinienne pillée. Kamal Aljafari interroge à nouveaux frais ces images, ici exclusivement cinématographiques ou télévisuelles, et signale la complexité de leur statut comme de leur mode d’existence comme objet politique. Se déploie un double mouvement, celui de faire ressurgir ces images, parfois témoignages précieux restituant la vie, les combats du peuple palestinien, mais aussi celui de repenser le regard implicite de ceux qui les ont produites (la geste coloniale). Kamal Aljafari les malaxe, maltraite parfois, afin d’en faire sourdre l’idéologie sous-jacente, le regard exotisant comme les gestes de dépossession : biffer les commentaires des vainqueurs et occupants (du mandat britannique à aujourd’hui), ajouter, coloriser, retirer des textes surajoutés, modifier des sons, recombiner, monter. Geste de colère et de lutte en acte autant que de restitution d’une mémoire déformée ou effacée, A Fidai Film se revendique comme une forme de sabotage cinématographique, un film combattant comme l’indique sans équivoque le titre.

Nicolas Feodoroff

Tout votre cinéma est impliqué dans la situation palestinienne. Pour ce nouveau projet, A Fidai Film – qui est lié à un précédent, Paradiso, XXXI, 108 (2022), vous utilisez des archives de films et vidéos palestiniennes (des années 20 aux années 80), volées par l’armée israélienne à Beyrouth pendant la guerre de 1982. Comment ce projet a-t-il commencé ? Comment avez-vous eu accès à ces images ?

Pour réaliser A Fidai Film, j’ai fait de longues recherches en regardant des films, avec l’intention de créer une contre-archive – car nous, Palestiniens, avons été soumis à de multiples pillages et à une destruction systématique de notre histoire, à la fois collective et privée. Depuis 1948, nos maisons et nos institutions ont été pillées et volées. La même chose s’est produite en 1982, pendant l’occupation israélienne de Beyrouth, lorsque le Centre de Recherche Palestinien a été pillé puis bombardé. Cet événement est la prémisse de A Fidai Film. Dans le film, j’utilise différentes séquences, certaines tournées avant 1948, d’autres sont du matériel de propagande réalisé par les Israéliens, ainsi que des films de fiction. Quant au matériel pillé à Beyrouth, je n’y ai pas eu accès directement. J’ai dû contacter différents Israéliens qui conservaient ces matériaux chez eux et je n’ai pu en sauver qu’une partie. Finalement, ces chercheurs israéliens ont été les seconds pillards des archives palestiniennes, utilisant ces matériaux pour faire carrière au lieu de les rendre aux propriétaires. Je ne vois pas de différence entre eux et l’armée israélienne.

Les matériaux utilisés sont en eux-mêmes des matériaux politiques, et ici évidemment encore plus. Dans ce projet de contre-narratif, comment avez-vous choisi les séquences, les fragments ?

Je travaille de manière intuitive, et l’apparence actuelle du film est le résultat d’un long processus, mais la principale motivation était vraiment le sentiment d’injustice, et le cinéma peut jouer un rôle dans le mouvement de libération – pour cela, je prends la liberté de revendiquer, de saboter, de narrer. Cela devient finalement le film.

Un des points notables concernant les archives est la manière dont elles sont nommées, et les commentaires des auteurs. Comment avez-vous travaillé avec ce matériel ?

Après le pillage des archives, les pillards voulaient les utiliser pour étudier les Palestiniens, pour évaluer la valeur des images à des fins de renseignement. Certaines des séquences comportent des légendes faites par l’armée israélienne à des fins d’investigation. C’est une maladie de tout projet colonialiste de peuplement que d’étudier les indigènes et la terre, afin de mieux les contrôler et finalement les exterminer. J’utilise tout cela comme preuve de ce crime, et je l’ai saboté dans le film pour créer de l’espoir et offrir une alternative dans la restitution de ces images.

Dans un projet précédent intitulé Recollection (2015), vous avez utilisé des films de fiction tournés en Palestine, dont vous avez effacé les acteurs afin de faire passer à l’avant-plan les lieux et les soi-disant figurants, c’est-à-dire les Palestiniens. Ici, votre travail avec ces images est, comme vous le dites, une « forme de sabotage cinématographique » afin de créer « la caméra des dépossédés ». Pouvez-vous nous en dire plus ?

Dans Recollection, j’ai utilisé des films de fiction israéliens qui ont joué un rôle important dans le projet d’occupation, dans ce cas de la ville de Jaffa, où les Palestiniens ont été déracinés deux fois, une fois en réalité et une seconde fois en fiction. Mon rôle était de retirer les acteurs et de faire des passants et de la ville occupée le sujet principal de mon film. Ce travail, et celui que j’ai réalisé dans A Fidai Film, est ce que j’appelle la caméra des dépossédés. C’est une sorte de manifeste du cinéma de libération, et du pouvoir politique du cinéma à faire exister ce qui a tenté d’être effacé.

Le design sonore tient une place importante. Comment l’avez-vous développé ?

Le processus était le même pour les images et les sons : nous avons collecté différents sons et éléments musicaux pour redonner vie aux séquences d’archives, qui autrement seraient mortes. Le son a joué un rôle majeur pour rendre les séquences présentes et lisibles à nouveau. Nous avons avancé pas à pas, en allant et venant entre le montage de l’image et du son pour arriver au point où le son appartient à l’image dans un sens poétique. Nous avons travaillé de manière collaborative avec l’artiste sonore et le mixeur.

Et que pouvez-vous dire de l’épilogue que vous avez ajouté, en deux temps, les séquences et la conversation transcrite ?

L’épilogue est venu de manière très naturelle. Nous avons terminé le montage du film en août 2023. Il était clair pour moi que les schémas de punition collective vus dans les séquences, dès le mandat britannique dans les années 30, allaient continuer, incendiant les maisons des Palestiniens. Aujourd’hui, cela a pris une autre dimension, celle d’une guerre génocidaire. Quant au texte, il s’agit d’une conversation téléphonique que j’ai eue avec un ami vivant en Palestine, qui a commencé à voir des choses, à avoir des hallucinations, dans sa réalité cauchemardesque.

Interviewé par Nicolas Feodoroff

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Fiche technique

Allemagne, Palestine, Qatar, Brésil, France / 2024 / Couleur et Noir & blanc / 78'

Version originale : anglais, arabe, hébreu
Sous-titres : anglais, français
Scénario : Kamal Aljafari
Image : Kamal Aljafari
Montage : Kamal Aljafari, Yannig Willmann
Musique : Simon Fisher Turner
Son : Attila Faravelli, Jochen Jezussek

Production : Kamal Aljafari (Kamal Aljafari Productions), Flavia Mazzarino (Kamal Aljafari Productions)
Contact : Flavia Mazzarino (Kamal Aljafari Productions)

Filmographie :

Feature films
A Fidai Film (2024, 78′)
An Unusual Summer (2020, ’80)
Recollection (2015, ’70)
Port of memory (2010, ’62)
The roof (2006, ’61)

Short films
UNDR (2024, 15′)
Paradiso, XXXI, 108 (2023, 18′)
It’s a Long Way from Amphioxus (2019, 16′)
Balconies (2007, 7′)
Visit Iraq (2003, 26′)