Votre film s’appuie sur des images tournées par votre père en 1992. Pouvez-vous revenir sur l’origine de ce projet ?
Tout a commencé avec une cassette VHS que mon père m’a confiée pour que je la numérise lorsque j’étais étudiante en cinéma à l’EQZE. Il a tourné ces images après la guerre des Balkans en 1992. C’est la seule fois qu’il a utilisé une caméra. Nous n’avons pas d’autres films de famille, seulement cette cassette. Pour moi, c’était important de réfléchir aux images que l’on conserve au sein d’une famille, à ce qui nous pousse à les enregistrer, aux intentions et opinions qu’elles peuvent refléter. Cette pratique en dit long sur la politique de l’image et sur l’idée du pouvoir que ces images préservées pourraient véhiculer à l’avenir.
La bande-son consiste en un échange entre votre père et vous-même au sujet de ces images. Pourquoi avoir choisi ce contrepoint entre les images et votre conversation ?
Une question cruciale à mes yeux était de savoir pourquoi une personne qui n’avait jamais pensé utiliser une caméra saute le pas, et quel souvenir elle en garde. Pour mon père, il s’agissait d’un moment très important dans sa vie. On voit qu’il se souvient très clairement de certains passages du film, même s’ils ont été tournés il y a trente ans ; par contre, il a complètement oublié d’autres moments. Je voulais confronter la matérialité du film avec la mémoire d’une personne. Je trouve que cette conversation est vraiment chargée de sens ; le fait qu’il « regarde » ces images à nouveau à travers mon propre regard, qu’il partage avec moi ces trous, ces blancs dans sa mémoire alors qu’il essaye de se souvenir, c’était comme créer une histoire de toutes pièces alors qu’elle a déjà eu lieu.
On a d’abord l’impression de voir de simples images vidéo, mais au bout d’un moment, on dirait que vous choisissez de monter la conversation pour qu’elle corresponde aux images, ou de figer certains plans. Comment s’est passé le processus du montage ?
En effet, j’ai choisi d’intervenir directement en changeant l’ordre des images ou en figeant certains plans, en ajoutant du son, et en jouant avec la fiction et la réalité. Par ce geste, j’ai voulu créer une nouvelle mémoire, une mémoire partagée, et notre façon de regarder ensemble ces images a pris une nouvelle dimension.
Le film s’ouvre sur des images bien plus contemporaines : des vues de la mer par satellite, accompagnées d’un texte sous la forme de sous-titres. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce texte et ces images, et sur la raison pour laquelle vous avez choisi d’ouvrir le film de cette façon ?
La première partie du film mêle des mots que ma mère m’a écrits au sujet de la façon dont elle a dû quitter sa maison, à des images satellites qui essayent, à une petite échelle, de retracer notre parcours dans un bateau bondé de gens qui fuyaient, comme nous, la zone des combats. J’ai cherché à recréer le sentiment d’être perdu. Comment puis-je me perdre sur une carte ? En m’enfonçant de plus en plus dans les pixels de l’écran. À cause de la connexion, l’image finit même parfois par disparaître. J’essaye de naviguer avec le curseur, je ne veux pas faire un zoom arrière et voir la carte en entier. Cela recrée le sentiment de ne pas savoir où l’on va, et la sensation d’insécurité que cela provoque. J’aime travailler avec les images qui nous entourent, que nous utilisons tous les jours comme des outils, et leur offrir une nouvelle vie, en les traitant comme des archives polyvalentes qui peuvent raconter des histoires.
Entretien réalisé par Margot Mecca