Vous créez une fiction familiale dans une maison à Caracas. Comment votre projet est-il né ?
Le projet a débuté parce que je voulais réaliser un documentaire sur la librairie de mon père, j’ai donc commencé à apporter ma caméra à Caracas et à le filmer. Mais au fur et à mesure, j’ai continué à imaginer des scènes fictives et à songer à d’autres endroits de la ville où je voulais tourner. Plus le temps passait, plus je m’éloignais de mon désir initial de réaliser un documentaire. Je me suis également rendue compte que je voulais faire partie de l’histoire, mais je ne savais pas comment m’y prendre. J’ai eu une révélation lorsque j’ai réalisé que ma sœur Ena était en fait la pièce manquante, que je pouvais vivre par procuration à travers elle dans le film. Voilà comment l’histoire est devenue celle du voyage d’Ena de retour à Caracas, confrontée à l’idée du foyer et à la perte de mémoire.
Comment avez-vous fait participer les membres de votre famille à l’écriture du film ?
Une fois que j’ai compris que le film traitait de ces trois membres de ma famille, j’ai demandé à mon père et à ma grand-mère s’ils voulaient y participer et leur réponse a été instantanément positive, sans aucune question ni doute. J’ai écrit une ébauche de script et de scénario, mais le tournage s’est déroulé de manière très libre et spontanée. La majeure partie de la production a été réalisée uniquement par moi et mon ami d’enfance, José Ostos (producteur et directeur de la photographie), j’ai vraiment eu l’impression de passer du temps en famille. Ena a été très impliquée dans le processus créatif du film ; nous avons imaginé de nombreuses scènes ensemble. Le plus difficile a été d’essayer de créer les circonstances pour que ces scènes se déroulent naturellement. Même si mon père et ma grand-mère étaient très engagés et voulaient participer, ils ne comprenaient pas toujours très bien ce que nous étions en train de faire ou comment tout cela allait devenir un film.
Pouvez-vous nous parler de ces livres et de votre rapport à la littérature ?
Mon père a ouvert une librairie de livres d’occasion lorsque j’avais quatorze ans, et c’est là que mes sœurs et moi passions la plupart de nos après-midi et de nos week-ends. Nous étions constamment en train de fouiller dans les rayons et d’entendre les clients parler de livres. Je crois que cela m’a donné le goût de la découverte et de la curiosité sans fin, aidé par le fait que notre père nous a toujours donné l’impression que nous pouvions lire n’importe quoi. Il est tellement passionné par les livres en tant qu’objets : il peut saisir un livre et savoir approximativement en quelle année il a été imprimé, le type de papier utilisé et le nom de l’éditeur. Je pense qu’il nous a appris à respecter les livres en tant qu’œuvres d’art et marqueurs temporels.
La musique transmet une atmosphère onirique et enfantine. Comment avez-vous réfléchi à sa fonction ?
Je trouve la harpe tellement magique et mystique. C’est un instrument qui me transporte vraiment dans un état de rêverie. La bande originale est une collection de morceaux classiques que j’ai sélectionnés sans aucun effort, ils me sont venus à l’esprit naturellement. J’aime que vous disiez que la musique crée une atmosphère enfantine, car j’ai l’impression d’avoir un regard très enfantin sur les choses. Je vois le film comme ma fantaisie de Caracas, il a donc une innocence que la musique accentue énormément.
Plusieurs commentaires font référence au contexte socio-économique du Venezuela. Pourquoi ce choix du traitement hors-champ ?
Tout au long de ma vie, l’idée que je me fais du Venezuela a été détournée par la politique. Il m’a été très difficile de cerner mon identité sans qu’elle soit déformée et entachée par le gouvernement. La crise socio-politique au Venezuela est tellement intense qu’elle est régulièrement à la une du cinéma vénézuélien. J’ai délibérément voulu m’en écarter et faire allusion à la situation de manière plus subtile et moins dramatique. Je voulais créer un lien plus intime et intemporel avec mon pays. En fin de compte, il s’agit d’un film qui se déroule au Venezuela, mais qui ne parle pas du Venezuela.
Pouvez-vous nous parler de ce beau titre Les chapitres perdus ?
Je pense que de nombreuses personnes qui quittent leur pays ont un sentiment d’identité fragmenté. J’ai déménagé à l’âge de dix-neuf ans et j’ai constamment gardé en moi une nostalgie irrésolue, le sentiment qu’une vie fictive se déroulait sans moi en parallèle à Caracas. Pendant des années, j’ai eu l’impression qu’on m’avait arraché des chapitres du livre de ma propre vie. Dans le film, la grand-mère d’Ena ne se souvient pas de ses enfants. Nous voyons des photos de ses proches et nous apprenons qu’un fils vit dans un autre pays, mais elle ne s’en souvient toujours pas tout à fait. Pour elle, il s’agit aussi d’un arrachement de certains chapitres de sa mémoire.
Propos recueillis par Claire Lasolle