• Compétition Premier Film

BIENVENIDOS CONQUISTADORES INTERPLANETARIOS Y DEL ESPACIO SIDERAL

WELCOME INTERPLANETARY AND SIDEREAL SPACE CONQUERORS

Andrés Jurado

Il est question d’un pays, la Colombie, tenu à l’arrière de l’histoire de la conquête spatiale. Un arrière littéral, puisque la NASA y a installé au début des années 60, dans la jungle à la frontière avec le Panama, la Tropic Survival School, un camp d’entraînement pour apprendre aux astronautes états-uniens à survivre en cas d’atterrissage forcé en milieu dit hostile. Un arrière, qu’Andrés Jurado, cinéaste de l’exhumation (voir El Renacer Del Carare, FID 2020), transforme ici en centre : celui d’une contre-histoire de cette conquête, écrite du point de vue colombien. Des images (mises en scène) de la rencontre entre des astronautes et un chaman Emberá dans la jungle, le réalisateur se sert comme tremplin pour lancer la matière de son film en orbite et nous propulser dans un espace anachronique et fantomatique. Une constellation d’images d’archives, de documents, et d’enregistrements sonores, témoignant de la fascination pour la course vers la Lune et de l’extractivisme impérialiste, compose ce voyage insolite et délirant, qui suit une double trajectoire. Orbitale, et mnémonique. L’agencement de ces fragments de réalité, sur lesquels le réalisateur intervient minutieusement – par recadrage, animation, reconstitution de voix synthétiques – suggère en effet la présence de spectres et les traces d’une mémoire inconsciente. Des survivances, que rappellent les échos palpitants des compositions électroacoustiques de Jacqueline Nova, et qui viennent faire effraction dans le présent des images. Leur mise en relation est un acte de révélation. Et ce voyage spectral, un puissant outil politique. Il révèle les fictions à l’oeuvre dans le récit officiel, et met en lumière un récit décentré, qu’Andrés Jurado nous offre à regarder dans toute sa complexité, à travers la longue vue du cinéma.

Louise Martin Papasian

Votre film, qui offre une sorte de contre-histoire de la conquête spatiale du point de vue de la Colombie, porte un titre plutôt ironique. D’où vient cette phrase ? Pourriez-vous revenir sur la genèse du projet ?

La phrase « Bienvenue aux conquérants interplanétaires et de l’espace sidéral » provient de l’affiche réalisée par des enfants du quartier Kennedy, à Bogotá, à l’occasion de la visite d’astronautes américains qui réalisaient une tournée en Amérique Latine en 1966. Cet événement est symptomatique d’un rapport passif à l’information, notamment vis-à-vis des projets politiques pan-américains pensés par les gouvernements locaux et états-unien. En tant que réalisateur, je suis intrigué depuis longtemps par la manière dont l’histoire du cinéma renforce les stéréotypes coloniaux et impériaux, depuis la « conquête de l’Amérique » jusqu’à la colonisation de l’espace. Ces récits ont toujours été de la fiction, particulièrement lorsqu’ils étaient créés par les médias officiels ou qu’on les observait opérer depuis une perspective informée par les réalités du Sud global.
Depuis 2009, j’enquête sur l’impact qu’a eu la Guerre Froide en Colombie, et c’est dans ce cadre que j’ai découvert quelques bribes d’information au sujet des Formations à la Survie sous les Tropiques qui se pratiquaient dans les territoires du peuple Chocó. Je me suis mis à récolter des archives et des informations relatives à ces événements dans l’intention de comprendre notre position dans la course vers l’espace, en tant que peuple colombien et latino-américain.
Le projet a germé il y a plus de dix ans, et a pris les formes successives d’installation artistiques, d’essais, de performances, et plus encore, jusqu’à ce que nous décidions d’en faire un film avec La Vulcanizadora. Influencé par des films comme Our Century (1982) d’Artavazd Peleshyan ou Out of the Present (1996) d’Andrei Ujică, je savais qu’il était de mon devoir de fabriquer un film réellement latino-américain sur le sujet, à plus forte raison dans un contexte marqué par l’apparition de nouvelles formes de menaces coloniales pesant sur nos territoires et de plusieurs crises migratoires découlant directement de ces entreprises qui s’avèrent si souvent nuire à la perpétuation des moyens de garantir la vie sur Terre.
L’immense penseur colombien Manuel Zapata Olivella a un jour écrit que « les déclarations romantiques de soutien aux indigènes doivent devenir un acte de conscience ethnique qui se fonde dans la réalité historique et matérielle de voir l’indigène dans notre propre sang, dans le contexte de notre propre culture nationale, plutôt que là-bas dans la jungle, hors de notre peau et étranger à l’univers de la culture nationale ». Pour moi, cette question s’applique désormais à l’échelle du monde entier. Le film commence en quelque sorte par déconstruire la vision scientifique de la conquête spatiale, ce projet humain qui exclue une large part de la population et qui repose sur l’exploitation et la destruction de notre planète. En tant que peuple colombien, nous ne sommes pas étranger à la contradiction : ainsi, la Colombie signifie « Le Pays de [Christophe] Colomb », qui n’est pas la figure la moins problématique à l’ère des décolonisations.

Le film est un voyage qui, débutant et s’achevant par des images de films de propagande de la NASA sur la « Tropic Survival School », tout en revisitant une multitude d’archives, rappelle le mouvement orbital. Son centre serait la jungle du Darién. Comment avez-vous élaboré la construction du film ? Quels principes ont présidé au montage de toute cette matière ?

Il existe une quantité effarante d’archives de la NASA, ou relatives aux astronautes ; pourtant, dénicher des archives concernant spécifiquement ce programme de formation s’est avéré plus fastidieux.
À nos yeux, la jungle du Darién a changé la face du monde, et pourrait être comparée au centre d’une galaxie. En pratique, c’est un lieu de flux, de mouvement et de rencontres – là où le Pacifique rejoint les Caraïbes, là où l’Europe rejoint l’Amérique. Cette idée de rencontre a trouvé son miroir dans l’image de la galaxie, laquelle a servi de principe directeur lors du montage – comme des branches qui pousseraient depuis ce centre pour former une véritable tempête d’images. L’un des principes de montage retenus pour organiser l’expansion de ces branches était inspiré de l’Atlas Mnémosyne conçu par Aby Warburg, cette série d’images survivant au travers d’une variété d’histoires et de récits. C’est ainsi que nous avons adopté un principe de montage géographique d’une part, et d’autre part cosmographique. Tout tourne autour de la région qu’on appelle les Caraïbes Élargies.
Tout du long, nous avons souhaité maintenir une perspective cinématographique : nous voulions que le film soit compris comme on comprendrait un visage – nous voulions traduire cette forêt d’archives. Les peintures faciales qu’arbore Antonio dans une scène servent ainsi de clé de voûte – un visage dont les lèvres sont surmontées de marques et de lignes, qui laisse une impression durable à qui se le remémore. C’est comme le souvenir des gestes d’une personne qui parle, qui chante, qui conte des histoires – ces structures de l’oralité ont été décisives lorsqu’il a été question de définir le rythme et les coupures du film. Une personne, après avoir assisté à une projection test, a eu cette remarque intéressante : « on dirait que le film est monté à l’envers », ou, en langue locale, « patas arriba », c’est à dire « les pattes en l’air ». Comme l’a dit Joaquin Torres García : « nuestro norte es el sur » (« notre nord est le sud »).

Vous avez retravaillé ces archives par la répétition, le recadrage, le ralenti, l’animation. Que vous ont permis ces interventions ? Pouvez-vous revenir sur le long passage animé des illustrations de Leopoldo Galluzo et le contexte de leur parution ?

Les illustrations de Galluzo appartiennent à une histoire rocambolesque relative à la conquête fantasmée de la Lune : elles ont été publiées lors du Grand Canular Lunaire de 1835. Cette série d’articles journalistiques publiée par le magazine new-yorkais The Sun avait attribué au scientifique John Herschel la découverte (factice) d’une civilisation lunaire. J’aime beaucoup que Galluzo se soit saisi, pour les imiter, des illustrations scientifiques parues à l’époque. Dans les articles, il était précisé que Herschel avait eu recours à un téléscope installé au Cap de Bonne Espérance, en Afrique du Sud, lequel avait réellement été conçu par William & Caroline Herschel.
Bien que le journal ait reconnu par la suite qu’il s’agissait d’un canular, nombre de personnes ont continué à croire à la véracité de la découverte. Aujourd’hui, cela demeure l’un des cas les plus célèbres de « fake news ». Cette invention médiatique, soutenue par du contenu scientifique, nous invite à repenser le monde contemporain, avec ses récits de post-vérité et autres stratégies de persuasion.
La répétition, le rognage, et l’usage du ralenti nous permettent d’évaluer ces perspectives et de nous immerger plus profondément dans ce spectre. Ainsi, la musique que nous entendons est la 8ème Symphonie en Do mineur composée par l’astronome William Herschel. Andrés Silva en a réalisé un arrangement pour synthétiseurs spécialement pour ce film, ce qui a permis d’y intégrer divers autres éléments. Ainsi, des extraits de programmes de la radio colombienne y côtoient des reconstructions opérées via l’intelligence artificielle, telles que les voix synthétisées d’Herschel.

Vous avez aussi tourné quelques images en 16mm dans le Chocó. Pourquoi était-il nécessaire d’intégrer des images récentes dont vous êtes l’auteur ?

Tourner ces images m’a renvoyé à mes souvenirs personnels du Chocó, une région qui s’entremêle avec mon histoire familiale et ma vie propre. Parfois, je pense que ce film est né là-bas, quand j’étais encore très jeune et que nous rendions visite à mes oncles et mes cousins qui étaient partis y prospecter l’or et s’intégrer à la communauté locale.
Maria Rojas et moi-même avons décidé de nous aventurer dans la jungle de Darién pour enquêter sur le programme de formation ; de là, nous devions descendre le fleuve Atrato jusqu’à rejoindre Andagoya. Malheureusement, nous avons eu des problèmes avec les groupes paramilitaires qui protègent l’exploitation du Darién, et nous avons dû fuir précipitamment plus bas sur le fleuve, pour rejoindre les camps de mineurs que j’avais connus dans mon enfance. Là, nous sommes parvenus à entrer en contact avec Manuel Mendoza pour capturer une voix émanant de l’intérieur de ce système. Nous avions l’impression de tourner un documentaire niché au sein d’un documentaire se trouvant lui-même dans un autre film de non-fiction.

Le traitement sonore des archives suit aussi le parti pris de l’intervention. Dans un long intermède, les paroles d’un instructeur de la « Tropic Survival School » apparaissent écrites en blanc au milieu de l’image noire, tandis que résonne sa voix transformée. Pourquoi avoir choisi ce dispositif de l’écran noir et avoir créé cette voix distordue, robotique ?

Il s’agit spécifiquement d’un extrait de la pièce Creación de la Tierra de Jacqueline Nova, composée au début des années 1970. Elle apparaît telle quelle dans le film, avec pour seule intervention le mixage réalisé par Ana María Romano G., une compositrice, musicienne, et artiste responsable de la préservation, la protection et la contextualisation de l’œuvre de Jacqueline. C’est elle qui m’a appris que « la pièce [avait] strictement [été] composée à partir de matière vocale issue des chants de création du peuple U’wa », que Jacqueline avait su réassembler pour former une pièce sonore envoûtante.
J’ai choisi de donner une place à cette pièce sonore en la divisant en deux parties qui jalonnent le film : la première partie intervient pour illustrer les images de Bogotá et des Chroniques du Nouveau-Monde, et la deuxième, à laquelle vous faites référence, pour illustrer l’apparition de Morgan Smith, le créateur du programme de formation. Notre degré d’intervention sur la pièce originale s’est limité à la retouche et au mixage des bandes, comme pour une performance live : nous nous sommes pratiquement servi du studio comme d’un instrument, et Ana María Romano a réalisé le mixage en vue d’un enregistrement pour le film. Tout s’est fait comme si nous préparions un concert de musique électroacoustique. Ce même procédé a ensuite inspiré Ana dans son travail de composition de la bande-son du générique de fin.
Les fragments textuels mobilisés proviennent d’un entretien avec Morgan et ont été mélangés avec des extraits des carnets personnels des astronautes. Il m’importait que sa présence puisse être perçue comme anormale et troublante, et que sa manière de parler du programme de formation et des autres personnes soit perturbée par les Chants de Création de Nova, qui, pour moi, évoquent également la guérison et la réparation.

Dans la suite d’El Renacer del Carare (FID 2020), vous dévoilez à la fin les pages du scénario du film tourné par la NASA, que vous montez avec des images du même film. Pourquoi ce choix ?

Les scènes décrites dans ce scénario me paraissent extrêmement intenses – dans le langage qu’elles mobilisent et la manière dont elles représentent l’altérité. Cette matière est vouée à être utilisée entre le tournage et le montage : en fait, elle participe à l’examen des séquences filmées, et a vocation à guider les choix de montage.
Dans El Renacer del Carare, le script communautaire resurgissait après avoir être porté disparu pendant 30 ans. Dans ce cas-là, l’archive était reconstruite. Dans le cas présent, la liste déclassifiée de scènes en 16mm m’a permis de percevoir comment les actions, les plans, les objets, les territoires, et les mouvements de caméra étaient imaginés. C’est un théâtre d’opérations, qui, dans le cadre du film, opère comme un parallèle aux Chroniques du Nouveau-Monde et aux atlas coloniaux. C’est le moment de déconstruction de l’image, de la propagande, et de l’ethnographie. C’est une réalisation du fait suivant : l’image de la rencontre est une production artificielle – une liste de scènes répétées, tronquées, juxtaposées les unes aux autres. Je crois qu’il est possible de réécrire notre histoire, même en se servant d’une matière produite par ceux qui détenaient alors le pouvoir de la produire.
Je m’intéresse beaucoup à cet aspect du cinéma d’archives : il ne s’agit pas simplement d’apporter un nouveau contexte aux images, mais aussi de comprendre pourquoi elles survivent, et de permettre l’existence de nouvelles manières de se rapporter à elles. Cela suppose d’imaginer que la multitude d’images ré-émergentes puissent cette fois-ci nous raconter quelque chose de potentiellement différent.

Entretien réalisé par Louise Martin Papasian

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Fiche technique

Colombie, Portugal / 2024 / Couleur et Noir & blanc / 95'

Version originale : espagnol, anglais
Sous-titres : anglais, français
Scénario : Andrés Jurado
Image : Andrés Jurado
Montage : Andrés Jurado, Maria Rojas
Musique : Jacqueline Nova, Ana Maria Romano G., Boris Martins, Maria Guazarupa, Lumberto Domicó, Antonio Chamarra
Son : Andrés Silva, Andrés Jurado, Maria Rojas
Avec : Antonio Zarco, Manuel Mendoza

Production : Maria Alejandra Rojas Arias (La Vulcanizadora)
Contact : Maria Rojas (La Vulcanizadora), Andres Jurado (La Vulcanizadora)

Filmographie :
FIRST FILM – Welcome Interplanetary and Sidereal Space Conquerors / 2024 / 95
Yarokamena / 2021 / 21 min
The Rebirth of the Carare / 2020 / 21 min
FU / Co-director with Maria Rojas Arias / 2019 / 9 min