Votre film est une évocation de la vie et de l’œuvre de Lorine Niedecker, poétesse moderniste américaine importante mais peu connue. Qu’est-ce qui vous a attiré vers elle ? Dans quel désir ou quelle nécessité votre film trouve-t-il son origine ?
J’ai une relation étroite avec la poésie, peut-être parce que je suis originaire de Saint-Pétersbourg, où la poésie occupe une place intégrale dans la psyché russe. Mais ayant grandi aux États-Unis, mon expérience avec les poèmes en anglais est parfois très intense. Je suis venue à l’œuvre de Niedecker après de nombreuses années de pratique poétique (je suis également écrivaine). Son langage minimaliste exprimait une pensée profonde. En lisant, j’ai perçu ses affinités en premier plan. Parfois, nous nous concentrons sur un lieu non pas comme une complexité de significations et de réalités – dont certaines ne sont plus visibles – mais sur des événements récents qui recouvrent le passé. Je pense que Lorine avait une vision du lieu et du temps en fusion et vivante.
Très éloigné de toute forme de documentaire ou de fiction courante, votre film invente son propre langage sensible grâce à la collaboration avec la chorégraphe et performeuse Elise Cowin. Pouvez-vous commenter ce choix ? Comment avez-vous travaillé avec elle pour concevoir son action dans le film ?
Oui, nous n’étions pas intéressés par le fait de « raconter » une histoire sur la vie de Lorine, mais par celui de travailler à travers les poèmes, leur ethos, leurs intentions, leur forme exquise. Différentes collaborations nécessitent divers niveaux d’apport et de direction. Elise et moi nous connaissions d’une communauté d’artistes à Chicago, et un hiver, pendant le tournage d’un projet dans un garage glacé, quelqu’un que nous admirons toutes deux a mentionné les poèmes de Lorine. Étant sensibles à la poétique et aimant particulièrement les manières dont le modernisme et le postmodernisme ont expérimenté avec des aspects sauvagement différents de celle-ci – la conversation a semblé être le début de quelque chose.
Les poèmes de Lorine se distinguent de ceux de ses contemporains modernistes – ils ont une légèreté qu’elle n’atteignait qu’après de longues périodes de condensation de la pensée. Elle n’était pas rapide comme écrivaine. Ses poèmes me font penser un peu à la peinture d’Agnes Martin : une expérience d’immédiateté étendue à l’infini. Je pense que j’aime la lenteur au cinéma parce qu’elle donne une impression de profondeur.
Alors, nous avons parlé des poèmes et un peu de ce que pourrait être le film, de sa relation potentielle avec le langage et les signatures temporelles ; des lieux : la cabane de Lorine, la bibliothèque publique où elle travaillait ; et à travers une rencontre soutenue avec les objets de l’archive. Finalement, nous avons réalisé que nous ne pouvions pas honorer cette poésie sans aller au lac Supérieur, en hommage au poème éponyme et à son voyage autour du lac dans les années 1960. Nous retraçons ses pas en sachant que l’environnement a dû changer depuis cette époque. Mais finalement, j’ai demandé à Elise de faire ce qu’elle fait le mieux – répondre au lieu et au temps par le mouvement – et j’étais là pour le capturer.
Un autre élément central du film est la petite ville de Fort Atkinson, où Lorine Niedecker a passé toute sa vie. Non seulement le lieu, mais aussi sa topologie, son histoire, ses spécificités climatiques… À tel point que le film sur la poétesse inclut presque un essai sur son environnement de vie. Pourquoi cette dimension géographique et historique est-elle si importante, comment l’avez-vous abordée et conçue ?
Le lieu est insaisissable pour le cinéma parce que les images sont sans lieu. Pour répondre à cette question de l’absence de lieu : il est remarquable que Lorine ait passé une grande partie de sa vie à un seul endroit sur Black Hawk Island à Fort Atkinson. La cabane où elle vivait n’avait ni plomberie ni électricité. Sujet aux inondations, le terrain sur les rives de la rivière Rock était également un site de bataille lié à l’histoire de Black Hawk, un guerrier Sauk qui a désespérément tenté de et échoué à ramener son peuple sur leurs terres dans les années 1830. C’était une autre couche de cette histoire locale. Pour ajouter à ces éléments, cette partie du Wisconsin contient encore des monticules amérindiens intacts datant de 1000 ans. Une grande partie de ce paysage américain a été transformée par l’agriculture. Ainsi, le film devient une excavation de ces différentes couches historiques connectées par le lieu.
Très peu de mots sont prononcés à part ceux des poèmes de Niedecker. Pourtant, vous donnez accès à cette poésie de manière très singulière : par une « performance » d’Elise Cowin tournant les pages et ne lisant que des parties de certains poèmes. Cela crée une relation très spéciale entre voir et écouter, lire et entendre les mots et les vers. Pourquoi cette approche fragmentée ?
L’une des premières choses que j’ai comprises lorsque j’ai allumé la caméra dans les archives de la bibliothèque publique était que je m’intéressais à l’interaction des mains d’Elise avec les pages, dont beaucoup étaient écrites de la main même de Lorine. Bien sûr, les poèmes ont un sens, mais peut-être pas plus que les pages sur lesquelles ils sont écrits. (J’aime l’idée de Susan Howe selon laquelle toute marque sur une page – même une ligne ou un point – a une signature acoustique.)
De plus, l’archive est un espace pour certaine forme de performance, et ce qui m’a attirée, c’était le mouvement des mains d’Elise dans une rencontre avec les livres en tant qu’objets. Il y a toujours fragmentation et omission dans une archive, alors nous avons décidé dès le début que l’objectif n’était ni la transparence ni l’obscurcissement. Il s’agissait de réussir à faire cette rencontre dans le présent.
Il y a une exception à cette approche : la récitation, en voix off, d’un poème, sur des images non prises à Fort Atkinson mais sur les rives du lac Supérieur. Pouvez-vous expliquer ce choix, pourquoi ce lieu ?
Lake Superior est le chef-d’œuvre tardif de Niedecker, l’aboutissement d’années de pratique consistant à condenser l’expérience et la pensée en lignes courtes. Elle a également pris la décision radicale d’inclure des citations directes des textes historiques qu’elle avait collectés et étudiés en préparation de son voyage autour du lac. Elle a gardé des pages et des pages de notes alors qu’elle travaillait sur le poème, qui ne fait finalement que 395 mots.
Le poème raconte l’histoire de la région à travers les personnages, les histoires et les événements qui ont façonné ses différentes époques. Sa perspective échappe à une relation simplifiée à l’identité nationale au profit d’une perspective complexe, textuellement stratifiée et polyphonique.
Le lac lui-même a un pouvoir spécial : il contient plus d’eau que les quatre autres Grands Lacs réunis. Il constitue aussi une archive géologique singulière, exprime une profondeur de temps qui devient métaphysique dans le poème.
Le silence est un élément clé du film : le silence de la chorégraphie d’Elise dans la cabane, le silence du diorama et des animaux empaillés dans le musée, le silence d’Elise ne lisant pas les poèmes. Pouvez-vous commenter cela ?
Je ne pense pas vraiment au film comme silencieux. Il est rempli du son de l’air circulant dans les systèmes de chauffage, de ventilation et de climatisation, ce que les films d’habitude essaient d’éviter pour enregistrer des dialogues clairs. Mais je sentais que dans les archives, ces systèmes d’air étaient l’expérience la plus fidèle. De même, dans les dioramas du musée, il y a le son de l’air, mais également le son des animaux enregistrés qui ne trompent certainement personne. Les dioramas sont un échec catastrophique de le ressemblance. Ils expriment plus les idéologies des créateurs que leurs sujets – sans parler du fait que le savoir-faire ne semble pas non plus être le point central. Ils sont fabriqués et artificiels et ne parviennent pas à reproduire la réalité. Ces échecs sont parfois problématiques et parfois pleins de pathos. Ils compliquent certainement mes sentiments plutôt qu’ils ne résolvent leur sujet.
Le film partage un sentiment très fort d’intimité, de délicatesse : pouvez-vous nous parler du processus de production et de réalisation ?
Oui, c’est un film qui vient du besoin d’offrir à chacun de nous l’espace nécessaire pour que nos méthodologies individuelles se rejoignent. Elise a une présence si spécifique et puissante. Elle ne s’impose pas ; elle est légère. Et en même temps, il y a précision, décision et articulation des idées en temps réel. Je sentais fortement que je devais la rencontrer dans cet espace où je pourrais être aussi réactive envers elle qu’elle l’était envers les espaces que nous avons pénétrés. Et ainsi communier avec le passé en nous efforçant de nous y dédier.
Propos recueillis par Cyril Neyrat