Suzanne Césaire était tout à la fois autrice, enseignante, militante féministe, pionnière de l’afro-surréalisme et membre essentiel du mouvement de la Négritude. Est-ce le côté précurseur du personnage qui vous a donné envie de lui consacrer votre premier long métrage ?
J’ai grandi à New York, dans le quartier de l’East Village, dans les années 80 et 90. Mes parents étaient des artistes, et il y avait des livres partout chez nous, empilés du sol au plafond. Ils avaient un grand respect pour les auteurs caribéens tels qu’Aimé Césaire, Frantz Fanon, CLR James ou Édouard Glissant. J’avais une vingtaine d’années lorsque j’ai découvert Suzanne Césaire, à l’occasion de la publication d’importantes traductions. On lui doit cette formule qui m’a beaucoup marquée : « La poésie martiniquaise sera cannibale ou ne sera pas ». C’est comme si ses mots m’avaient insufflé une énergie extraordinaire. L’intensité de son œuvre est aussi maîtrisée que celle des plus grandes œuvres d’art, mais sa vie a toujours été auréolée de mystère : elle est morte jeune, elle n’a publié que pendant la Seconde guerre mondiale et après plus rien. Mon envie de savoir pourquoi a fini par tourner à l’obsession. Je suis partie à sa recherche, parce que j’aimerais que quelqu’un fasse la même chose pour moi.
Comment avez-vous mené vos recherches et récolté des informations pour dresser le portrait de Suzanne Césaire ?
J’ai une formation assez peu conventionnelle. Quand j’avais une vingtaine d’années, j’ai travaillé dans les studios de grands artistes plasticiens. J’ai commencé à prendre des cours de théâtre, à participer à des ateliers de performance artistique, à collaborer avec des danseurs, et à exposer une grande partie de mon travail sous forme d’installations filmiques, mais je suis passée par une école de cinéma très traditionnelle. Tout cela se voit dans mon travail. Alors même si j’ai lu un grand nombre d’ouvrages universitaires importants sur la question, j’ai finalement décidé d’acheter un billet d’avion et d’aller parler aux personnes qui la connaissaient, de leur poser des questions directement. J’ai abordé ce processus avec beaucoup de simplicité et de respect. Il y a dix heures d’entretiens, dont les transcriptions ont été insérées dans le film, lues par les actrices qui ont collaboré avec moi : Zita Hanrot, Motell Foster et Reese Antoinette.
The Ballad of Suzanne Césaire oscille entre présent et passé, abstraction et récit, brouillant les frontières entre l’imaginaire et le biographique. Pourquoi avez-vous créé cette mise en abîme avec le tournage du film dans le film ?
Dans le film, l’histoire est dépeinte comme un processus continu. Pour moi, la forme du film a directement à voir avec sa teneur politique. Nous vivons dans une époque empreinte de nostalgie, du désir de connaître le passé et de l’envisager avec une certaine forme d’exhaustivité. Je savais que je n’avais pas envie de faire un film biographique traditionnel. Je ne cherche pas à effacer ce qui est incomplet. Une grande partie du film est ancrée dans le sens que revêt cette histoire pour les personnages du film aujourd’hui.
Pourquoi avez-vous choisi Zita Hanrot pour incarner cette actrice et jeune mère dans le film, et comment avez-vous adapté ce texte littéraire ensemble pour le film ?
Zita se distingue par son talent et sa grande conscience professionnelle. Dès notre première conversation, elle a été très impliquée dans le processus créatif. Il était très important pour moi que les écrits de Césaire soient lus en français, et non traduits. Les Caraïbes sont une région très particulière, où des gens qui sont essentiellement ou littéralement cousins peuvent vivre parfois à quinze kilomètres les uns des autres, séparés par la mer, et parler des langues différentes. Le film essaye donc de donner toute sa place au bilinguisme des origines du film et de son public. Zita navigue entre le français et l’anglais avec une compréhension qui va jusqu’au plus profond du texte. Quand nous avons commencé à travailler ensemble, elle venait de devenir mère. Je suis également mère, tout comme Suzanne Césaire, qui a eu six enfants. Lors de nos premiers entretiens, après chaque échange, je reprenais le scénario pour l’adapter à Zita. Ensemble, nous avons reconstruit le personnage de l’actrice et l’avons imprégné de nos propres expériences. C’était l’une des plus belles parties du processus, car la production avec notre petit budget était très difficile. Heureusement, tout ce travail de préparation avec Zita nous a beaucoup aidées, car nous nous comprenions vraiment. Nous étions prêtes à prendre des risques pour accomplir quelque chose, alors que nos jeunes enfants avaient aussi besoin de nous – tout comme Suzanne Césaire l’avait fait. Le sujet du film trouvait un écho dans nos vies d’une façon authentique, ce qui a nourri notre entente spirituelle dans le cadre de cette collaboration.
Comment avez-vous travaillé avec le directeur de la photographie, Alex Ashe, et pourquoi avez-vous tourné en 16mm ?
Alex et moi avons déjà fait cinq films ensemble. Quand on est en plein tournage, on n’a pas toujours l’occasion de tout se dire, et cette compréhension tacite ne peut s’acquérir qu’au fil du temps, en travaillant ensemble. Parmi tous les directeurs de la photographie avec qui j’ai travaillé, peu avaient une conscience professionnelle aussi développée qu’Alex, ni une dévotion quasi monacale envers la pellicule. Cet intérêt qui a toujours été au cœur de notre relation, car nous sommes tous les deux dévoués à un cinéma ancré dans la matérialité de ce médium. Alex a également une connaissance encyclopédique du cinéma, et j’ai une très mauvaise mémoire des noms, donc une grande partie de notre travail consiste pour moi à décrire un film, et pour lui à me donner instantanément le nom du film, l’année et le réalisateur. Lorsqu’on prépare un film, on se demande toujours : « Comment établir une philosophie structurelle pour la cinématographie qui s’applique depuis la liste du matériel jusqu’à la fin de la production ? » Pour ce projet précis, le budget a toujours représenté un défi, entraînant des restrictions qui ont elles-mêmes été sources de créativité. Dans ce cas précis, nous n’avions qu’un chariot de travelling au milieu d’une palmeraie, et pas de Steadicam. Mais cette contrainte a fini par devenir le langage déterminant du film.
Comment décririez-vous votre collaboration avec la musicienne Sabine McCalla pour la bande originale ?
J’ai écouté la musique de Sabine pendant toute la période de préparation du film. Je crois même que je l’ai incluse dans une playlist que j’ai préparée pour le tournage et pour Zita. Dans son travail, Sabine réinterprète souvent de vieilles chansons du répertoire, des classiques de la pop des années 1920, par exemple. Notre travail a donc consisté à faire une sélection, et de son côté à composer et à choisir les bons instruments. Je voulais que la musique vienne perturber le côté « film d’époque », alors nous ne nous sommes posé aucune limite. Le film s’ouvre sur sa reprise d’une chanson folk créole, une prière à Erzulie Dantor, déesse vaudou des marins, des mères et des amoureux. J’aimerais sortir ses chansons pour le film en vinyle. Elles sont magiques.
Le succès d’Aimé dans la sphère politique a éclipsé le travail artistique de Suzanne Césaire. Le film vise-t-il à réaffirmer sa place en tant que voix radicale et visionnaire ?
C’est drôle, quand j’ai commencé à travailler sur ce film, j’ai fait le choix de ne pas revisiter l’œuvre d’Aimé Césaire. Son charisme est trop écrasant. C’était difficile de la voir à ses côtés, et difficile de la voir seule, après sa mort. J’ai préféré me concentrer sur elle. C’est compliqué d’aller à l’encontre des récits dominants, à cause de l’oubli, et parce qu’on pense qu’une histoire digne d’être racontée doit atteindre un certain niveau pour mériter notre attention. Le travail de Suzanne Césaire nécessite de s’intéresser parfois à seulement une ou deux phrases. Il s’agit de vénérer les petites réussites qui restent.
Propos recueillis par Olivier Pierre