Depuis vingt ans, Adirley Queirós fabrique du cinéma avec les habitants de Ceilândia, ville-satellite de Brasilia. Chaque film s’invente comme un prototype, agençant matières documentaires et énergies fictionnelles pour inverser les rapports du centre et de la périphérie. Vraies et fausses archives, anticipation et dystopie, radio locale et musiques urbaines : un peuple minoritaire ravive la puissance politique du cinéma pour imaginer sa mémoire, figurer ses colères et ses espoirs de changement. L’inventivité formelle que déploie le cinéaste autodidacte va toujours de pair avec un souci de mise en perspective historique du territoire à partir duquel il construit. Les événements marquants de l’histoire politique du Brésil des cinquante dernières années – gouvernements successifs ou événements plus particuliers – y sont abordés, non comme toile de fond, mais comme véritables rouages narratifs, servant de moteur aux fabulations qu’il façonne avec sa communauté d’acteur·ices tout aussi autodidacte. Retour sur l’utopie de Juscelino Kubitschek, destitution de Dilma Roussef, reprise du pouvoir par Michel Temer, gouvernement fasciste de Jair Bolsonaro. À commencer par la fondation du collectif CeiCine avec ses complices de Ceilândia, les films d’Adirley Queirós , et plus particulièrement ses court-métrages, sont aussi pleinement ancrés dans des expériences collectives populaires émancipatrices : la musique, la grève des travailleurs, le foot, le Mouvement des Sans Terres. Dans le rageur Rap, o canto da Ceilândia (2005), quatre rappeurs, racontent la ville et témoignent, sur un mode documentaire, de la ségrégation, du racisme et du manque de représentation ; entre des interviews face caméra, leur rap est scandé sur de longs travellings urbains. Dans Dias de greve (2008), des voisins de quartier du réalisateur incarnent des serruriers en grève, redécouvrant la ville et la possibilité du loisir après des années d’enfermement à l’usine. Dans Meu nome é Maninho (2014), Adirley Queirós , qui a été footballeur professionnel, fait le portrait de Maninho, ancien footballeur blessé (qui témoignait de la précarité du métier dans Fora de campo, 2010), devenu vendeur ambulant à l’occasion de la Coupe du monde de football à Brasilia. Ses déambulations devant le stade teintent le film d’une mélancolie tragique. Dans MST, le réalisateur montre un groupe de paysans du Mouvement des Sans Terre se préparer pour un immense rassemblement à Brasilia. La nuit, à la lueur des lampes torches, leurs enfants projettent un avenir et reprennent le flambeau de la lutte avec une émotion sidérante. La même année, Adirley Queirós, invite Joana Pimenta comme directrice de la photographie sur Era uma vez Brasília. Elle, est portugaise et travaille entre Brésil et États-Unis, où elle a participé au Sensory Ethnography Lab et enseigne au département d’art, de cinéma et d’études visuelles de l’université de Harvard. Elle a réalisé deux courts-métrages très remarqués qui, dans un tout autre langage, celui de l’essai expérimental, rejoignent le cinéaste brésilien sur un territoire commun : celui de la contre-histoire (coloniale) et de la mémoire fictionnée. Après avoir coréalisé en 2022 l’incendiaire Mato seco em chamas, iels poursuivent aujourd’hui une collaboration toujours plus étroite.
Le mouvement rotatif du phare sur lequel ouvre le film As figuras gravadas na faca com a seiva das bananeiras (2014) semble préfigurer les cartographies imaginaires et les récits spéculatifs que construit Joana Pimenta dans ses films. Entre l’île de Madère et le Mozambique d’abord, lieux depuis lesquels elle invente une correspondance fictive pleine de mystères pendant la décennie de guerre d’indépendance. Entre le Cap-Vert et le Brésil ensuite, dans An Aviation Field (2016). Dans cette espèce de science-fiction, elle imagine l’histoire de l’excavation de la ville de Brasilia par des fugitifs, retrouvée à l’intérieur du volcan cap-verdien Pico de Fogo, dans une chronologie impossible. « Brasilia a été construite sur la ligne d’horizon. Fogo l’a enterrée sous des pierres, du verre et des débris. » nous dit la voix du film. À partir d’images du volcan, filmées en 16mm, et de plans de maquettes de la ville blanche, le film fabrique sa propre géographie et questionne le mythe fondateur et utopique de la construction de Brasilia. Mythe que la cinéaste explore méticuleusement sous forme d’une archéologie sonore et spatiale, au fondement du travail cinématographique d’Adirley Queirós.
Pour aborder le cinéma de ce dernier, il convient de revenir sur l’histoire du lieu depuis lequel il le fabrique : Ceilândia. Cette ville-satellite de Brasilia a été fondée en 1971, onze ans après l’inauguration de la nouvelle capitale fédérale du Brésil, à l’issue d’une opération menée par le gouvernement. La Campanha de Erradicação de Invasões (Campagne d’éradication des invasions) consistait alors à déplacer environ 80 000 personnes, principalement celles et ceux qui avaient bâti Brasilia et s’étaient retrouvées dans les bidonvilles de sa périphérie. L’acronyme CEI et le suffixe « lândia », le sol, l’endroit, donnent leur nom à la nouvelle ville, symbole d’exclusion et de ségrégation, là où Brasilia était celle du modernisme absolu. Après Rap, o canto da Ceilândia, Adirley Queirós retourne véritablement sur l’histoire de cette ville-satellite, qu’il qualifie de « miroir-brisé » de Brasilia dans A cidade é uma só? (La ville est-elle une ?). Il pose par ailleurs les bases de son cinéma à travers plusieurs dispositifs : le témoignage, l’emploi (et la construction) d’archives sonores et visuelles, la fabulation, qui s’affirme et ne cessera de se réaffirmer comme fondement du rapport de son esthétique à l’histoire. Réalisé en 2012, en réponse à un documentaire sur les 50 ans de Brasilia, A cidade é uma só? produit un contre-récit, du point de vue des habitant·es de Ceilândia, dans un documentaire qui se révèle faux au fur et à mesure du récit. Celui-ci s’organise autour de trois personnages : Zé Antonio, agent immobilier improvisé qui spécule illégalement sur des terrains, Dildu, agent de nettoyage travaillant à Brasilia, lancé en politique pour devenir député de sa circonscription, et Nancy Araujo, déplacée à l’époque de la création de Ceilândia ayant fait partie du choeur d’enfants qui a chanté le jingle de la ville. Adirley Queirós bâtit un contrechamps à l’utopie moderniste de Brasilia, en passant notamment par l’édification d’un paysage sonore, les performances musicales de Nancy et Dildu – à travers la (re)fabrication de jingles – incarnant la reconquête d’une Histoire, passée et en train de se faire.
Si dans A cidade é uma só? les personnages tentent encore la voie électorale pour accéder au pouvoir institutionnel, celle-ci n’est plus d’actualité ni d’utilité dans Branco sai, preto fica (2014), où l’écart avec Brasilia est tel que les habitants de la périphérie ont besoin d’un passeport pour s’y rendre. Le film arrime son récit à un événement tragique, symptôme de la ségrégation raciale à l’oeuvre dans cette périphérie : la brutale intervention de la police en 1986 au Quarentão, boîte de nuit et lieu mythique de la culture hip-hop des années 80 et du Baile Black. L’acteur qui interprétait Dildu y incarne Dimas Cravalanças, un détective venu du futur pour retrouver Sartana, homme-cyborg, amputé avoir avoir été blessé au cours de l’assaut policier et Marquim (do Tropa, l’un des rappeurs de Rap, o canto da Ceilândia, également producteur du jingle de Dildu dans A cidade é uma só?) l’émetteur d’une radio pirate, laissé paraplégique suite au même événement. Il se souvient avoir alors entendu les policiers vociférer « Les Noirs dedans, les Blancs dehors » (Branco sai, preto fica). Adirley Queirós fictionne des protagonistes brisés par la violence raciste, dont le seul moyen pour se venger est de tout détruire. Au sein d’un paysage de ruines, de décharges, de repaires labyrinthiques aux mécanismes futuristes, en tôle et barres de métal, Branco sai, preto fica conjugue une grammaire documentaire – archives du Quarentão et témoignages intégrés aux séquences fictionnelles -, avec des éléments de science-fiction d’une folle puissance émancipatrice (une géniale bombe musicale est minutieusement élaborée à partir des sons de la périphérie pour faire sauter Brasilia). Ils ouvrent la voix à une radicalisation du régime dystopique, opérée dans le film suivant Era uma vez em Brasilia (2017).
Là, Adirley Queirós imagine un personnage d’agent intergalactique, WA4 (Wellington Abreu, qui incarnait un ouvrier mélancolique en grève dans Dias de greve, 2009), venu de l’an 1959, envoyé en mission sur Terre tuer le président Juscelino Kubitschek le jour de l’inauguration de Brasilia. Son vaisseau s’étant perdu dans le temps, il atterrit en 2016 à Ceilândia, à la veille de la destitution de Dilma Rousseff, où il rejoint une armée de combattant·es intergalactique appelant à l’insurrection. Era uma vez Brasília nous plonge dans l’obscurité d’une nuit politique, où tout espoir de changement semble s’être éteint après l’échec de la gauche et la reprise du pouvoir par le vice-président Michel Temer. Le film, empreint d’une tonalité sombre, traduit la stagnation et l’immobilité politique à venir à travers des plans serrés, dont l’horizon est absent, sur des personnages méfiants, peu bavards et mélancoliques, criant un chant de mort qui se mêle, dans le noir du générique de fin, aux sons d’une révolte urbaine dont on connaîtra l’issue.
Le contexte pétrolier précédent l’affaire Petrobras, qui a conduit à la destitution de Dilma Roussef, donne l’impulsion au film suivant d’Adirley Queirós et de Joana Pimenta. Et si le pétrole n’était plus détenu par les grandes entreprises mais par les pauvres ? Mato seco em chamas (2022) apporte une réponse des plus furieuses, en figurant dans un western dystopique de deux heures et demie, un gang de femmes exploitant une raffinerie pirate à Sol Nascente, dans la banlieue de Ceilândia. Elles revendent leur pétrole à un autre gang, des motards lumpen dissimulés derrière des casques, qui servent aussi d’escorte à leur campagne politique. Elles sont Léa, Chitara et Andreia, des femmes, noires ou métisses, lesbiennes et mères. Elles sont ancienne prisonnière, cheffe de piraterie, et cheffe de parti. En l’occurrence du Parti des Peuples Prisonniers, le PPP, créé pour la fiction, mais avec de vraies revendications. Elles fument cigarette sur cigarette, manient les armes, ont le regard déterminé. Leur activisme, et leur survie, prend la forme d’un contre-travail très concret, qui consiste à s’emparer des moyens de production de la classe dominante. Celui d’Adirley Queirós et de Joana Pimenta a consisté, pendant trois ans, à inventer, avec elles, des personnages de fiction, pour composer une fable politique futuriste selon une méthode qu’ils qualifient d’« ethnographie fictionnelle ». À savoir, élaborer des personnages fictifs et des « décors » avec celles et ceux qui habitent la périphérie, depuis le réel et l’espace des récits politiques contemporains, et les filmer « comme on filme un documentaire ». À savoir, construire des imaginaires, desquels faire émerger des futurs possibles en revendiquant un droit à la fiction, réinventer une historiographie de la périphérie, et re-signifier, de manière toujours plus obstinée et radicale, viscérale et inouïe, une mémoire collective. Quoi de mieux qu’une antenne géante et une radio amateur pour capter et raconter ces nouveaux récits de rébellion à venir ? C’est l’objet au coeur d’un des prochains films de Queirós et Pimenta, Rádio Coração. On a hâte d’y entendre vibrer les flammes de la résistance et les chants de l’avenir.