Le dernier film à ce jour d’Adriazola et Sepúlveda est une summa qui réunit certains des motifs de fond de leur travail : l’écart entre la personne et le masque, et comment cet intervalle peut être exploité pour produire des situations anarchiques et déstabilisantes où les frontières entre le simulé et le réel sont démolies par une satire si féroce qu’elle ne semble plus en être une. Dans Cuadro negro, un proyecto infernal – la production d’un «documentaire artistique» sur l’armée chilienne – sert de cadre fabulateur au portrait non seulement de sa protagoniste — autre personnage féminin mémorable dans la filmographie du duo (la remarquable Sofía Paloma Gómez) — mais de toute une société. Ce pays traverse une crise systémique, et chaque plan respire un air de catastrophe. Le personnage principal fonctionne comme un pivot autour duquel tournent les positions les plus antagonistes que puisse produire une société : d’une grand-mère qui se sent surveillée et craint pour sa vie, comme sous la dictature, à un groupe de vieilles dames nostalgiques du pinochetisme. Le travail de documentariste de Sofía lui permet de donner des ordres aux soldats, mais la plonge aussi dans une atmosphère humiliante. Cette polarité et la vocation historienne du film sont bien introduites par le double sens du titre : Cuadro Negro fait référence à l’unité acrobatique équestre la plus ancienne de l’armée chilienne, mais aussi allusion à un événement absent, occulté, tellement macabre qu’il ne peut être montré.

Manuel Asín

Rétrospective

Carolina Adriazola & José Luis Sepúlveda

Rarement montrés en dehors de l’Amérique latine, les films des Chiliens Carolina Adriazola et José Luis Sepúlveda composent l’une des œuvres les plus inclassables et stimulantes du cinéma contemporain. Du viscéral El pejesapo (2007) au sauvagement virtuose Cuadro negro (Grand Prix du Festival Punto de Vista 2025), nous présentons ici la toute première rétrospective d’ampleur de leur travail en Europe.

Leurs premiers films, irréductibles aux catégories de fiction ou de documentaire, peuvent être vus comme des radiographies du malaise qui a engendré les mobilisations de 2011 et le soulèvement de 2019 au Chili – pays où subsistent, depuis la dictature militaire (1973-1990), d’abyssales inégalités sociales. Alignés sur les mouvements qui, ces dernières décennies, ont donné corps au mécontentement populaire, hostiles à la pression d’un néolibéralisme parmi les plus violents au monde, Adriazola et Sepúlveda n’ont jamais travaillé pour le marché. Au contraire, ils ont mis en place des processus de production et de diffusion autogérés et horizontaux, comme le FECISO-Festival de Cine Social y Antisocial, qui depuis 2007 apporte le cinéma aux communautés périphériques, ou la Escuela Popular de Cine, qui, depuis quinze ans, génère collaboration et création au sein même de la communauté, de manière gratuite.

Le cinéma d’Adriazola et de Sepúlveda se risque sur des terrains glissants, dans des régions obscures, où la fiction n’ose habituellement pas s’aventurer. Il développe des procédés performatifs hétérodoxes et s’attaque, avec rage et humour, aussi bien à la supposée hiérarchie de part et d’autre de la caméra qu’à l’immuabilité des rôles sociaux et culturels. Comme l’a souligné le chercheur chilien Iván Pinto, nous ne sommes pas très éloignés de ce que serait la corrosion métadiscursive du cinéma politique chez le premier Raul Ruiz, ni de la critique de la « pornomisère » chez les Colombiens Luis Ospina et Carlos Mayolo. Un geste récurrent dans plusieurs des films d’Adriazola et Sepúlveda consiste à passer la caméra à ceux qui sont filmés : manière de signaler l’impossibilité de composer le portrait complet ou définitif d’une communauté qui n’est jamais regardée de manière univoque. Manière aussi de destituer toute frontière entre le dedans et le dehors et, avec elle, toute distance accommodante. La singulière puissance politique des films d’Adriazola et Sepúlveda, réfractaire à toute cristallisation idéologique, allergique à toute forme de paternalisme, n’a peut-être d’égale que celle de Glauber Rocha, qu’ils admirent, et qui appelait un jour, peut-être dans l’attente de tels films, à un cinéma qui oserait être « imprécis, diffus, barbare, irrationnel ».

Manuel Asín

Fiche technique

  • Sous-titres :
    Anglais, français
  • Restrictions :
    Déconseillé aux moins de 12 ans
  • Scénario :
    José Luis Sepúlveda, Carolina Adriazola, Sofía Paloma Gómez
  • Image :
    José Luis Sepúlveda, Sofía Paloma Gómez
  • Montage :
    Carolina Adriazola, José Luis Sepúlveda
  • Musique :
    José Luis Sepúlveda
  • Son :
    José Luis Sepúlveda, Carolina Adriazola
  • Avec :
    Sofía Paloma Gómez
  • Production :
    Sofía Paloma Gómez, José Luis Sepúlveda, Carolina Adriazola