Rarement montrés en dehors de l’Amérique latine, les films des Chiliens Carolina Adriazola et José Luis Sepúlveda composent l’une des œuvres les plus inclassables et stimulantes du cinéma contemporain. Du viscéral El pejesapo (2007) au sauvagement virtuose Cuadro negro (Grand Prix du Festival Punto de Vista 2025), nous présentons ici la toute première rétrospective d’ampleur de leur travail en Europe.
Leurs premiers films, irréductibles aux catégories de fiction ou de documentaire, peuvent être vus comme des radiographies du malaise qui a engendré les mobilisations de 2011 et le soulèvement de 2019 au Chili – pays où subsistent, depuis la dictature militaire (1973-1990), d’abyssales inégalités sociales. Alignés sur les mouvements qui, ces dernières décennies, ont donné corps au mécontentement populaire, hostiles à la pression d’un néolibéralisme parmi les plus violents au monde, Adriazola et Sepúlveda n’ont jamais travaillé pour le marché. Au contraire, ils ont mis en place des processus de production et de diffusion autogérés et horizontaux, comme le FECISO-Festival de Cine Social y Antisocial, qui depuis 2007 apporte le cinéma aux communautés périphériques, ou la Escuela Popular de Cine, qui, depuis quinze ans, génère collaboration et création au sein même de la communauté, de manière gratuite.
Le cinéma d’Adriazola et de Sepúlveda se risque sur des terrains glissants, dans des régions obscures, où la fiction n’ose habituellement pas s’aventurer. Il développe des procédés performatifs hétérodoxes et s’attaque, avec rage et humour, aussi bien à la supposée hiérarchie de part et d’autre de la caméra qu’à l’immuabilité des rôles sociaux et culturels. Comme l’a souligné le chercheur chilien Iván Pinto, nous ne sommes pas très éloignés de ce que serait la corrosion métadiscursive du cinéma politique chez le premier Raul Ruiz, ni de la critique de la « pornomisère » chez les Colombiens Luis Ospina et Carlos Mayolo. Un geste récurrent dans plusieurs des films d’Adriazola et Sepúlveda consiste à passer la caméra à ceux qui sont filmés : manière de signaler l’impossibilité de composer le portrait complet ou définitif d’une communauté qui n’est jamais regardée de manière univoque. Manière aussi de destituer toute frontière entre le dedans et le dehors et, avec elle, toute distance accommodante. La singulière puissance politique des films d’Adriazola et Sepúlveda, réfractaire à toute cristallisation idéologique, allergique à toute forme de paternalisme, n’a peut-être d’égale que celle de Glauber Rocha, qu’ils admirent, et qui appelait un jour, peut-être dans l’attente de tels films, à un cinéma qui oserait être « imprécis, diffus, barbare, irrationnel ».
Manuel Asín