Pourquoi avoir tourné votre huitième long métrage en France, à Morlaix en particulier, et en langue française ?
J’ai toujours eu le désir de tourner en France, en français. Par ailleurs, j’ai reçu une éducation française, ce qui me rapproche de la culture française, et pour un cinéaste de n’importe quel pays, il y a deux pays mythiques : Hollywood et la France. Dans un voyage de promotion d’un de mes films précédents, j’ai fait un bref séjour à Morlaix. J’ai ressenti tout de suite un désir profond et concret de réaliser un film là-bas, bien que je n’ai aucun rapport biographique avec la ville.
Les paysages et l’architecture caractéristique de la ville, notamment le viaduc, ont-ils été déterminants dans la réalisation du film ?
Absolument. Toute l’architecture de la ville et la géographie environnante faisaient partie de l’épiphanie immédiate que j’ai ressentie en arrivant. Et, bien sûr, le viaduc. J’ai compris, dès le premier instant, que le film devrait avoir un souffle tragique, avec un suicide romantique depuis ce viaduc imposant. À partir de ces quelques intuitions initiales, il me fallait élaborer la matière : trouver l’histoire, les personnages, le thème et les sous-thèmes, mais la géographie de la ville et son viaduc seraient au centre du film.
Morlaix est divisé en deux parties, deux temporalités différentes, avec deux séquences importantes dans un cinéma. Pourquoi cette structure particulière dans le scénario ?
Lors de ce voyage initial de promotion dont je parlais, j’ai présenté mon film Petra au cinéma de Morlaix. Comme le viaduc, ce cinéma allait jouer un rôle central dans le film, car il faisait partie de cette rencontre avec la ville et ses habitants. La construction du film s’est faite à partir de plusieurs éléments, plusieurs pièces éparses : le viaduc, le cinéma dans le cinéma, le romantisme de l’amour adolescent… Tout cela constituait les pièces d’un puzzle qui apparaissait peu à peu. Je savais que tous ces éléments devaient faire partie du film, mais je ne savais pas exactement comment, et cela ne m’inquiétait pas.
Le film est composé d’acteurs professionnels (Aminthe Audiard, Samuel Kircher, Mélanie Thierry, Alex Brendemühl) et amateurs. Pourquoi ce choix ?
Le mélange d’acteurs professionnels et amateurs produit des synergies curieuses qui peuvent apporter de bonnes choses. La spontanéité que les amateurs introduisent peut être transmise aux professionnels, et l’efficacité des professionnels peut bénéficier aux amateurs. Sous certaines conditions de jeu, ce mélange devient une relation d’enrichissement mutuel. Mais si c’est mal fait, cela peut être catastrophique. Comme disait Bresson : « Le faux est intransformable, le vrai est inimitable. » Ce n’est qu’à travers certaines techniques que le faux du professionnel peut devenir vrai, et que le vrai de l’amateur ne se corrompt pas en quelque chose de faux.
Comment avez-vous travaillé avec eux ? Ont-ils collaboré à l’écriture de certaines scènes ?
Pas vraiment dans l’écriture au sens strict, mais en ce qui concerne le matériel dit, exprimé dans les scènes. Les acteurs ont utilisé leurs propres idées, leurs propres mots, mais sans passer par un atelier d’écriture. Il ne s’agissait pas de leur demander d’écrire, puis de réciter un scénario rédigé par eux. C’était plutôt une technique mixte d’improvisation à l’intérieur d’une dramaturgie préexistante et délimitée. Ils ne sont donc pas co-scénaristes à proprement parler, mais ce qui sort de leur bouche ne correspond pas non plus à un texte écrit par d’autres. Les scénaristes du film – Delphine, Samuel, Fanny et moi-même – avons créé l’histoire et les situations. Les acteurs ont fabriqué les dialogues, mais à mes yeux, ce n’est pas de l’écriture.
Morlaix passe subtilement du 35 mm au 16 mm, du noir et blanc à la couleur, selon les séquences. Quelle importance ont ces variations dans le montage ?
Dans la plupart des films, surtout commerciaux, toutes les décisions formelles sont subordonnées à la narration. Je ne nie pas l’importance de l’histoire, mais je ne pense pas qu’elle doive avoir autant de pouvoir pour être racontée efficacement, ni que cette soumission soit bénéfique pour l’expérience cinématographique. Dans Morlaix, en détachant le moment narratif – quand les personnages regardent un film – du moment du changement de format entre le 35 mm noir et blanc et le 16 mm couleur – dans une scène sans intensité dramatique particulière – le spectateur perçoit la liberté du cinéaste par rapport à l’histoire. Cela devrait être une source de plaisir. Je crois qu’une des grandes joies artistiques vient quand une œuvre parvient à être à la fois efficace dans son propos et à transmettre un fort sentiment de liberté. En tant que spectateur, cela nous émeut de nous connecter à la liberté de l’auteur. Cela nous unit, nous élève ensemble.
Les plans de photos apparaissent comme des portraits des personnages ou des acteurs au travail et donnent aussi des intensités différentes aux séquences. Qu’en pensez-vous ?
Quand j’ai eu l’idée d’intégrer des photos dans le montage, j’avais des doutes. Je n’étais pas sûr que cela apporte quelque chose de pertinent. Javier Ruiz Gómez, le directeur de la photographie, m’a encouragé à le faire, car pour lui, toutes les idées d’un réalisateur viennent d’un lieu valable, et il faut au moins leur accorder le bénéfice du doute. Il fallait donc les réaliser, pour ensuite pouvoir les retirer si elles ne fonctionnaient pas. Nous l’avons fait, et je me suis rendu compte qu’elles apportaient effectivement une temporalité particulière. C’est comme si le présent du film entrait dans un étrange dialogue avec un passé simple. Cela m’a paru très cinématographique, car comme le disait Tarkovski, le cinéma est l’art du temps.
Pourrait-on considérer le film comme le portrait d’une ville de province, sa jeunesse, et une méditation sur le libre arbitre, l’amour, le temps et le cinéma ?
Je pense que chaque spectateur peut l’interpréter à sa façon. Cela vaut pour tout film, mais c’est particulièrement vrai pour Morlaix. Sa liberté formelle implique une liberté d’interprétation assez extraordinaire. J’ai déjà réalisé plusieurs films et participé à de nombreux débats autour d’eux. Mais avec Morlaix, j’ai vécu une situation très singulière.
En Espagne, la sortie a été précédée d’une vingtaine de projections dans des universités et musées. Jamais je n’ai reçu autant d’interprétations différentes pour un même film. Est-ce une méditation sur la liberté, l’amour et le temps cinématographique ? C’est possible. Je vois des éléments du film qui pourraient mener à cette conclusion, mais ce n’est pas la seule.
Morlaix est à la fois théorique, aventureux, généreux et très poignant. Comment avez-vous réussi cet équilibre ?
Le film s’est réalisé dans des conditions artistiques très particulières. Ces conditions et une manière spécifique de mettre en mouvement certaines techniques ont donné au film sa forme actuelle. Plutôt que de trop penser et anticiper le résultat, je me suis abandonné, avec l’équipe technique et les acteurs, à une véritable aventure artistique. C’est une aventure sans certitudes. Même pas celle d’avoir un film à la fin. Une aventure guidée par l’inspiration des Muses, du Saint-Esprit ou de ce que l’on voudra. C’est un film qui m’a traversé. Je ne l’ai pas exécuté. Il n’y avait pas de plan, sinon celui de se laisser guider par l’inspiration.
Pouvez-vous nous parler de la musique originale de Leonor Rosales March ?
De la même manière que j’ai trouvé des solutions stylistiques fortes à travers des épiphanies successives, j’ai soudain senti qu’il fallait une seule chanson pour tout le film. Cette chanson serait entendue de différentes manières et avec différents registres. Elle est techno diégétique à un moment donné ; instrumentale extradiégétique à un autre ; et c’est aussi la musique émotionnelle de fin pendant le générique. Puis, j’ai pensé que cette musique pouvait venir de Leonor, ma fille aînée, qui traversait un moment d’inspiration musicale. De plus, Leonor avait un âge proche de celui des personnages. Je lui ai demandé de composer et d’interpréter quelques chansons, et j’ai gardé, parmi sa petite production, celle qui avait le plus de richesse expressive et d’émotion.
Propos recueillis par Olivier Pierre