Lettres à mes parents morts : le titre est quelque peu trompeur, dans la mesure où le film s’éloigne du genre de la « lettre filmée », et que vous ne vous adressez pas directement à vos parents. Même si, au tout début du film, vous semblez indiquer que le point de départ était la frustration de ne plus pouvoir les voir ni leur parler. Est-ce bien là le véritable point de départ du film ? À quel besoin répond-il ?
Le film cherche à établir un lien avec les parents non pas par tristesse de leur absence, mais par désir de revisiter la vie qu’ils ont perdue. Pour cela, la littérature et le cinéma sont des médiums très appropriés. Je suis fasciné par le jeu que permet le cinéma. Le jeu de jouer avec ses parents morts à travers les images et les mots. Dans ce jeu, le film devient une lettre, une lettre visuelle, qui s’éloigne de la forme « lettre filmée », laquelle suppose un texte familier mis en scène et appelant des images. Dans mon film, ce sont plutôt des textes divers qui s’agencent avec les images qui souhaitent apparaître à l’écran, créant un état de contact. La durée du film est celle d’une séance de contact avec mes parents, partagée avec les spectateurs. Le film est le besoin – ou plutôt le désir – de revisiter le passé, d’avoir des conversations que j’aurais aimé avoir, de créer un état vivant de connexion.
Il y a aussi le désir de résoudre un montage imaginaire et confus, qui demande à s’organiser et à envahir l’écran. C’est peut-être là le véritable point de départ : là où les images des parents luttent pour trouver leur place dans un système de relations.
Mais comme je suis l’organisateur, avec le monteur, j’ai tenu à ce que mes parents s’interrogent sur les détenus et les disparus, sur les plus de mille corps pris par l’armée dont personne ne connaît encore le sort. Comment est-ce possible ? Comment une société peut-elle continuer à accepter l’ampleur d’un tel fait ?
Ce film s’inscrit dans la veine du home movie qui traverse l’ensemble de votre œuvre – des films qui font de la maison un studio et un opérateur cinématographique à part entière : par les images et objets qu’on y trouve, par les fenêtres qui s’ouvrent sur le monde extérieur. Cette fois, votre maison devient aussi une sorte de vaisseau pour voyager dans l’espace et le temps. Pouvez-vous commenter l’importance de la maison et sa puissance cinématographique ?
C’est vrai, la maison est devenue un élément constitutif de mes films, et cela tient au fait que les fenêtres qui donnent sur la cour et le couloir intérieur sont les lieux où les films se conçoivent. En quelque sorte, c’est là que se situe le cerveau des films, pendant que la caméra tourne. C’est là que le film se pense, et dans ce moment de conception, il voyage à travers la maison elle-même, dans le temps et l’espace. Ce qui est singulier, c’est que le spectateur peut penser, réfléchir avec, en même temps que le film et son réalisateur.
Cartas s’inscrit aussi dans une autre veine de votre travail – celle des films qui retournent vers le passé : vers le passé violent du Chili, et le vôtre, comme cinéaste resté au Chili pendant la dictature pour y faire des films. Avec ce film, vous remontez plus loin que jamais, et vous plongez dans un passé plus intime que jamais. Celui d’un Chili d’avant Pinochet, du temps où votre père était encore en vie. Pourquoi maintenant ?
Si ce n’est pas maintenant, alors quand ? Le temps presse. Tant que je suis vivant, j’ai encore le temps de voyager à travers la mémoire, et celle-ci se déploie sans limites temporelles ni spatiales.
J’avais 21 ans quand s’est produit le coup d’État militaire. C’est une expérience fondatrice, qui montre le pire de l’humanité, tout comme on le voit aujourd’hui avec Netanyahou. Le pire de l’humain installé au pouvoir. Mon père est mort juste avant ces événements, et ces faits sont gravés en moi pour toujours. C’est cela qu’il s’agissait avant tout de revisiter avec mes parents.
Ces premières années de la dictature de Pinochet furent aussi celles de votre formation cinématographique et de vos premiers films, notamment No Olvidar, consacré au massacre des paysans de Lonquén. Cet entremêlement entre votre vie personnelle et l’histoire traumatique du pays constitue le noyau auquel le film revient sans cesse – et pas seulement ce film, mais l’ensemble de votre œuvre.
Parler des faits politiques et sociaux est pour moi essentiel, en tant que citoyen et cinéaste, mais je ne peux pas le faire en criant depuis un balcon. Le film ne l’accepte pas, ce n’est pas sa manière. Je suis moi-même surpris que mon film No Olvidar ait pu entrer dans Cartas a mis padres muertos, et cela s’est produit par une rencontre imaginaire avec Raúl Ruiz à Paris. Imaginaire, mais désirée. Ruiz, exilé à Paris, libéré dans sa création cinématographique, et moi, qui avais emporté les négatifs depuis le Chili pour pouvoir monter le film en Europe. No Olvidar, les morts de Lonquén, les disparus, peuvent entrer dans le film à travers un jeu. Comme le disait Ruiz, il faut entrer dans les événements avec une certaine cérémonie. Sinon, ils vous rebondissent dessus.
On est frappé par la litanie des noms des victimes, l’évocation des morts et des disparus, qui donne par moments au film la dimension d’un mémorial, d’un monument aux morts de ces années-là. Face à l’absence des corps, la présence et la répétition des noms ?
Nommer, c’est faire exister, donner vie, arracher à la mort. Je fais cela aussi dans d’autres films, avec les noms des montagnes des Andes. Il y a la montagne Provincia. Il faut la nommer. Si on ne la nomme pas, on ouvre la porte à la névrose, à une rupture profonde avec la réalité. Vous l’avez très bien dit : face à l’absence des corps, la présence et la répétition de leurs noms.
Cette gravité, cette présence de la mort, des morts est contrebalancée par une légèreté, une allégresse extraordinaires, une joie communicative dans la captation du présent. Le film navigue constamment entre ces deux tonalités. Cette joie, cette vitalité du présent, vous la trouvez surtout dans le jardin, où l’on sent un immense plaisir à filmer les acrobaties des chats, le vol des abeilles et des colibris autour des fleurs. Toute une vie, une beauté sans histoire, en dehors de l’Histoire. Comment filmez-vous ces instants ? Est-ce une pratique quotidienne ou régulière ?
La beauté qui se déploie dans mon jardin est une attraction constante. J’ai toujours une caméra à portée de main, et mon téléphone aussi. Il y a des nuages, des oiseaux, le mouvement des feuilles qu’il ne faut pas manquer. Je ne peux pas vivre en paix sans capturer ces moments. Et au montage, ils remplissent la fonction dramatique du « pendant ce temps ». Pendant que se déroulait la brutalité des morts, un chat marche sur le toit de la maison, un colibri aspire le sucre d’une fleur. Il y a aussi le fait que celui qui fait le film est un cinéaste qui aime le cinéma, qui sait que la chose principale qu’il fait, avant de raconter quoi que ce soit de précis, c’est un film – et cela implique une manipulation rusée et joueuse de matériaux, d’images, de sons et de significations. De plus, c’est un cinéaste qui n’est plus assez jeune pour tout prendre trop au sérieux, qui est chilien, vivant, et a le sens de l’humour. Ce sont toutes ces choses qui font les films. Un va-et-vient entre gravité et légèreté.
C’est le montage qui fait l’écriture de votre film. Vous construisez le récit avec un ensemble de matériaux encore plus varié que d’habitude : le jardin, la maison, vos enfants aujourd’hui, vos archives personnelles (une autre maison, encore les enfants), les magnifiques archives familiales héritées de votre père, et bien d’autres sources. Pouvez-vous parler de la collecte de ces matériaux, et des défis de leur assemblage au montage ?
À un moment, j’ai découvert mes propres archives et celles de mes parents comme un matériau précieux à mettre à l’écran. Parce qu’il s’agit de matériaux qui n’ont pas été filmés pour faire un film, ils ont une beauté sincère, l’innocence de leur propre beauté, et la beauté de leur innocence. Ces matériaux élargissent les possibilités d’association des images, produisent de nouveaux sens, déploient les mondes racontés. Et comme cela se vérifie dans la salle de montage, presque tout peut entrer dans le film. D’autant plus qu’il s’agit de lettres. La lettre donne à celui qui l’écrit une grande liberté. Elle permet de parler de tout, et que chaque chose ait un sens, qui est au bout du compte d’être dans une lettre. C’est vrai aussi quand le film s’affranchit de l’obligation de raconter, de narrer selon une logique acceptable. Échapper à la logique narrative est fondamental. Ainsi, les films cessent d’être une ligne qui avance et deviennent des sphères ou des galaxies dans lesquelles l’auteur et le spectateur peuvent se perdre. Lorsqu’un monteur entre dans un tel travail, il cesse de le percevoir comme un travail et le montage devient pour lui un état d’enchantement.
La salle de montage est la salle de la liberté. J’essaie de plus en plus d’être à la hauteur de cette vérité essentielle. Je crois que l’intérêt qu’il y a toujours à faire un nouveau film, c’est de vivre cette liberté plus pleinement que dans le précédent.
Le montage de votre voix, qui semble par moments commenter les images en temps réel, est essentiel. Vous créez un récit d’une souveraine liberté, qui semble suivre le fil même de vos pensées, leurs détours, leurs caprices, le rythme de vos émotions. Comment écrivez-vous cette voix, qui semble presque non écrite ? Dans quel rapport avec les images, avec le montage ?
Oui, il y a une attention particulière portée à la voix, à son ton et à la manière dont elle est enregistrée, pour que l’on puisse ressentir exactement ce que vous évoquez : le spectateur pouvant suivre le fil d’une pensée et d’une émotion. Une voix aussi éloignée que possible d’une « voix de narrateur », d’une voix cautionnée par le réalisateur. C’est une voix souvent enregistrée sans texte écrit, dans la salle de montage, pour être aussitôt testée avec les images, et cet enregistrement est celui qui reste ; il n’est pas refait plus tard en postproduction.