• Compétition Flash

LAND OHNE WORTE

LAND WITHOUT WORDS

Antoinette Zwirchmayr

« Et quand on me demande “C’était comment, hein ? ”, je dis “Rien” ». La femme qui prononce cette phrase, immobile face caméra, se met à gravir les marches d’un escalier, bientôt rejointe par une autre femme, puis une troisième. Ils sont finalement six femmes et un homme, vêtus de la même tunique blanche, à monter et descendre les marches d’escaliers qui ne mènent nulle part : éléments de décor nus et géométriques distribués dans l’immense espace intérieur, tout aussi nu et géométrique, d’une architecture industrielle moderne. Les corps s’immobilisent parfois à tour de rôle puis se remettent à monter ou descendre au même pas cadencé, hiératiques. Land ohne Worte est la traduction cinématographique d’un texte de la dramaturge allemande Dea Loher : une femme peintre médite sur son art, sur l’art et son histoire, plus précisément sur les possibilités et les impossibilités pour l’art de représenter la réalité d’un monde violent, ravagé par la guerre. À l’origine monologue à la première personne, le texte est ici distribué entre les sept performeur·euses, qui se relaient pour le réciter. Ce principe de fragmentation et de démultiplication affecte tous les éléments du film : le personnage divisé en sept corps, visages et voix, les éléments de décor, mais aussi la mise en scène et le découpage, soumis à une variation infinie des points de vue et des échelles de plan. Quel art ? Pourquoi l’art ? Quoi peindre ? Refaire Hockney avec des corps estropiés ? Des couteaux apparaissent dans les mains ou plantés dans les escaliers : pour écorcher les corps, s’auto-mutiler, déchirer les toiles ? Des mots dépliant sans fin la même inquiétude, un pays sans mots : ce qu’interroge ce film dense, austère, impressionnant, c’est la possibilité même de décrire, nommer, représenter la réalité d’un monde où « toute chose reconnaissable disparaît ». Antoinette Zwirchmayr a façonné rien moins qu’une version contemporaine des Prisons imaginaires de Piranèse. Prisons que Marguerite Yourcenar décrivait comme un « monde factice, et pourtant sinistrement réel, claustrophobique, et pourtant mégalomane, qui n’est pas sans nous rappeler celui où l’humanité moderne s’enferme chaque jour davantage… ». On y est.

Cyril Neyrat

Plus qu’une adaptation, Land without words est une traduction au cinéma d’une pièce de théâtre de la dramaturge allemande Dea Loher. Qu’est-ce qui vous a attiré dans ce texte ? Qu’est-ce qui a motivé le projet de le traduire en film ?

Je m’intéresse au théâtre depuis longtemps. Parfois, le théâtre m’a plus fascinée que le cinéma. Il était logique de combiner les deux. Je lis souvent des textes de théâtre sans voir les pièces – je les lis comme si c’était des scénarios. La mise en scène des actrices dans mes films est statique plutôt que réaliste – plus proche du théâtre que du cinéma. Je préfère un jeu et une mise en scène abstraits, plus envoûtés.

Le texte dense questionne la nécessité et les possibilités de l’art dans un monde de plus en plus violent. Seuls de rares signes trahissent cette violence, dans un espace dominé par le mouvement perpétuel, calme et monotone des personnages. Pouvez-vous commenter ce contraste, ainsi que votre engagement général envers l’abstraction et la non-figuration ?

L’endroit dans lequel « Land ohne Words » est située est une ancienne usine de chars. Bien qu’il n’y ait plus rien de visible, je pense que quelque chose d’invisible reste dans l’air.

Une de vos principales décisions a été de transformer le monologue original en un texte choral, distribué parmi 6 femmes et un homme. Pourquoi ce choix ? Comment avez-vous composé ce groupe, en choisissant des acteurs, des visages et des voix presque exclusivement féminines ?

Le texte original est un monodrame, écrit pour un personnage principal. Je voulais montrer le conflit intérieur en scindant le personnage en plusieurs. Dans le film, les 7 personnages jouent le même rôle – ils sont tous un. La formation de l’ensemble est toujours très organique. J’ai déjà travaillé avec certaines actrices, certaines m’ont été recommandées et d’autres avec lesquelles je voulais travailler depuis longtemps. Je crois aux rencontres – les bonnes personnes entrent en conversation au bon moment et sont aussi disponibles au moment du tournage.

Les origines théâtrales de cette œuvre se manifestent principalement dans l’extrême stylisation du décor et des costumes. Des escaliers et des piédestaux comme tirés de temples ou d’autels, des costumes qui donnent aux acteurs et actrices l’apparence de prêtres ou prêtresses d’un culte inconnu. Pouvez-vous éclairer ces choix ?

Les escaliers qui ne mènent nulle part. La montée et descente constantes symbolisent les cercles de pensée dans lesquels la figure est coincée – le tournant autour de soi-même. Les vêtements en lin blanc représentent les images vides. Le peintre qui ne peut plus peindre de tableaux – la toile reste blanche.

La continuité de la récitation est assortie à l’extrême fragmentation du film, par un découpage qui multiplie les points de vue, et un montage qui joue constamment avec les variations de distance et de présence, entre champ et hors-champ. Comment avez-vous abordé la mise en scène du film, et quels étaient les enjeux de sa fragmentation ?

Je pense que tous mes films sont très fragmentaires. Je n’ai jamais la prétention qu’un film doit être compréhensible ou divertissant. J’apprécie les films quand ils sont encombrants, ambigus et compliqués.

Land without words : le titre est fort et énigmatique. Pouvez-vous partager votre propre interprétation ?

Pour moi, le titre représente la mutisme qui survient lorsque vous pensez à l’état actuel du monde par rapport à la violence, mais aussi par rapport aux évolutions écologiques.

Interview réalisée par Cyril Neyrat

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Fiche technique

Autriche / 2024 / Couleur / 37'

Version originale : allemand, sans paroles
Sous-titres : anglais, français
Scénario : Dea Loher
Image : Leena Koppe
Montage : Lisa Truttmann
Musique : Ursula Winterauer
Son : Vinzenz Schwab
Avec : Edita Malovčić, Veronika Glatzner, Julia Franz-Richter, Salka Weber, Nina Fog, Daniela Kong, Theo Krausz

Production : Klara Pollak (Open End Production)
Contact : Antoinette Zwirchmayr

Filmographie :
Dear Darkness/ 2022/ 30min
Along the bodies/ 2022/ 24min
At the edge of the curtain/ 2022/ 10min
Oceano Mare/ 2020/ 7min
The seismic form/ 2020/ 15min
What I remember/ 2017/ 64min
Venus Delta/ 2016/ 4min
House and Universe/ 2025/ 4min