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ch…

La langue, les mots et les images, leur dédale sont questions cruciales pour Florence Pazzottu, écrivaine et cinéaste. On a pu voir Trivial poème (FID 2017) qui conjoignait geste politique et écriture poétique ainsi que La pomme chinoise (FID 2019) qui interrogeait comment se dessinent en chacun les récits dont on hérite. De mots il s’agit encore ici, cœur de la rencontre avec Mili Pecherer. En premier lieu, ceux qui nous désignent et nous fabriquent, et ceux que l’on façonne comme elle le raconte pour ses propres noms : être nommée, choisir son nom pour mieux s’en défaire selon les désirs ou les mouvements de la vie. Histoires de migration d’une langue à l’autre, l’hébreu, le russe, le français, avec les métamorphoses qui s’y glissent, malgré nous, malgré eux. Avec Marseille pour toile de fond, s’y dessine une politique du verbe, de la parole et des géographies. Une vie aussi, et ce que cela engage : How glorious it is to be a human being pour reprendre le beau titre du film de Mili Pecherer (FID2019). Les mots, mais également le silence ou l’éblouissement d’avant les mots. Sans oublier le regard. Est-il possible de « chuchoter avec les yeux », se demande Mili Pecherer ? Tout est là, offert dans une transparente opacité, à l’instar de l’apologue final, et de la dernière vignette. Question de magie, accordée sur le ton libre d’une conversation mezzo voce, dans ce film où Florence Pazzottu prend le délicat parti de s’effacer, nous rendant tout à la grâce de cette rencontre, à nous du coup adressée. (N.F.)

La figure centrale de ch… est Mili Pecherer, qui est elle-même réalisatrice et a présenté un film au FID l’an dernier, mais on y voit aussi des liens (le paysage, certaines figures, ou encore la présence des animaux) avec le film que vous y aviez vous-même présenté, La pomme chinoise. Comment est né ce film court?

Ch…, l’intuition de ch…, a d’abord pris naissance dans ce paysage. La rencontre avec Mili Pecherer à Marseille est venue ensuite et elle a été décisive, puisque le film s’est alors enroulé autour de cette rencontre, autour de la grâce et la force de la présence de Mili. Ce paysage, je le connais depuis longtemps, mais je n’en avais jamais pris d’images. Lorsque je l’ai filmé pour La pomme chinoise l’été 2017 (tout de suite après avoir présenté au FID Trivial poème, tourné, lui, à Beyrouth), j’ai été très impressionnée par sa plasticité. La pomme chinoise est un film sur la transmission, est traversé par la question de l’héritage colonial (des fractures qui blessent le présent, qui ne peut alors espérer les surmonter qu’en prenant acte de leur existence), il y est principalement fait mention de l’Algérie, le Congo y est évoqué. Or, au fur et à mesure que j’avançais dans le projet, ce coin des Alpes de Haute-Provence s’est trouvé comme transformé par les pensées que je travaillais, qui me travaillaient, comme si elles l’avaient travaillé lui aussi. Il s’est étrangé et n’a cessé de s’élargir, offrant pour finir au film une percée vers l’utopie (une affirmation utopique qui plus est portée – et le paradoxe m’intéresse – par un jeune Bartleby).

Et vous avez donc voulu éprouver de nouveau la plasticité de ce paysage?

Oui. L’été 2019, cette fois encore tout de suite après le FID, je suis retournée marcher dans ce lieu qu’avec quelques intimes nous nommons l’Eldorado, guidée par l’envie de recommencer avec lui. Je menais, en prévision d’un autre film long, une recherche sur le chuchotement. Je recueillais le mot chuchoter dans diverses langues pour une future « arche des chuchotements » et je m’intéressais aux circonstances dans lesquelles les femmes et les hommes chuchotent, quand rien d’apparent ne les y contraint. C’est une enquête que je souhaite d’ailleurs continuer, car ses dimensions historique et politique, mais aussi intime, organique, spirituelle, musicale, m’importent. Pour la part qui regarde plus directement ch…, il s’agissait d’une quête, immédiate, sensible, et je la partageais avec des oiseaux, des ânes, des guêpes, le chemin, la rivière, qui sont en effet présents dans La pomme chinoise, ou encore avec Juliette, qui y figure dans un seul plan. Juliette entre-temps avait eu avec Hugues un bébé, et, au lieu précis où, à la fin de La pomme chinoise, avait surgi le petit faon-antilope, à présent le couple se baignait. Le paysage jouait de nouveau (chuchotait-il?), l’Eldorado devenait Eden – et cela tombait bien, la chute et la pomme avaient trouvé abri dans le film précédent, la voie était libre. Glissements, torsions, pas-de-côté, déplacements, sont les opérations poétiques par lesquelles émerge ce que je peux seulement après coup, me semble-t-il, désigner comme un sujet.

Comment s’est faite la rencontre avec Mili Pecherer et comment se sont articulés ces deux univers?

J’ai fait la connaissance de Mili Pecherer l’automne suivant à Marseille, lors d’une reprise de son beau film, How glorious it is to be a human being. Quelques semaines plus tard, je lui demandais si elle accepterait de confier à ma petite caméra comment se dit chuchoter en hébreu. Nous nous sommes donné rendez-vous le 6 février. Nous n’avons passé ensemble que quatre ou cinq heures, mais intenses. Dès le premier plan, j’ai su que le film allait trouver son axe dans un débordement de ma question. Tout était inouï. Le rayonnement de Mili, ce qu’elle disait et comment elle le disait, les conversations autour de nous, les lieux où le hasard nous portait. Quand Mili a joué de l’harmonica, bien sûr, j’ai tout de suite pensé à l’Eldorado…. Mais l’articulation des deux univers s’est imposée et construite au montage. La rencontre a ancré le film, et lui, le film, par l’effet, toujours, du montage, a en quelque sorte entraîné la Mili Pecherer du film dans ce paysage inconnu d’elle. Que Mili soit cinéaste est évidemment central. D’où le jeu du regard, le masque de pierre d’eau. Et les clins d’oeil de ch… au cinéma de Mili, qu’il invite, j’espère, à découvrir. J’ai rarement aussi nettement éprouvé la sensation de me trouver au coeur d’une « discipline d’accueil des coïncidences », telle qu’elle s’est inscrite dans La pomme chinoise sous la forme d’un petit manifeste aussi bien poétique que… »existentiel », comme dirait Mili.

La conversation, justement, qui forme le noyau du film porte sur l’histoire des noms de Mili. Comment ce sujet s’est-il imposé à vous?

D’abord, je suis sensible aux mots, aux sons (et ne m’avait pas échappé le « ch » de Pecherer), et puis, et surtout, cela vient de loin… C’est de l’ordre du lancer. Souvent, quand on rencontre quelqu’un, on commence comme cela, non? Dans La pomme chinoise, par exemple, alors que le motif de la lune s’inscrit d’emblée, avec le premier long plan de la jeune fille surnommée « la lune rousse », il ne cesse ensuite de faire rebond, écho (la petite-fille à vélo s’appelle Luna, l’inconnue rencontrée gare Lyon Part-Dieu confie que son prénom signifie « Lumière de la Lune »…). Pour moi, ce lancer et sa vitesse, ce pari, font autant partie du processus de création que le très patient travail de la matière. Et puis, un nom de famille, c’est toujours une histoire. Quand, de plus, ce récit croise l’Histoire et la politique, il gagne en épaisseur et acquiert un autre statut. On rejoint là La pomme chinoise, son mouvement, son espoir. Avant de pouvoir s’émanciper, décoller (de), il faut faire face et place. Alors peut-être s’ouvre, même petite, la chance d’un commencement, d’une invention.

 

Propos recueillis par Nathan Letoré.

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Fiche technique

France / 2020 / Couleur / HD, Stereo / 19’

Version originale : français.
Sous-titres : anglais.
Image : Florence Pazzottu.
Montage : Florence Pazzottu.
Son : Florence Pazzottu.
Mixage : Florent Fournier-Sicre.
Production et distribution : Alt(r)a Voce.

 

ENTRETIEN AVEC LA RÉALISATRICE