• Compétition Internationale

Possible faces
(Eol-gul-deul)

LEE Kang-hyun

Kisun, qui occupe un poste administratif dans un lycée, s’intéresse un jour à un étudiant footballeur et découvre le poids du silence qui l’entoure. Hyejin, ex-compagne de Kisun, quitte son travail pour se consacrer à la rénovation du petit restaurant de sa mère. Hyunsoo, livreur, circule dans la ville et fait le lien entre les personnages. Dès le départ, Possible Faces se plaît à distiller une fausse douceur à même de nous tromper. L’ omniprésence d’un ciel lourd semble pourtant nous alerter : dans nos corps et nos mots se concentrerait une force bien plus sombre que celle que nous voulons bien afficher. Fin stratège, Lee Kang-hyun (The Color of Pain, FID 2011) opte pour un récit attaché au quotidien sous son angle le plus complexe : d’un jour à l’autre, l’habitude se marie à l’imprévisible et le sens caché des phrases met un temps long à émerger. Possible Faces est certes un puzzle mais dont l’extrême rigueur de la démarche empêche toute dissolution. Peut-être son caractère hypnotique en est-il la clé : sans drame apparent, nos quatre personnages survivent l’un après l’autre aux épreuves dont on devine le hors-champ du récit chargé à l’extrême. Aguerris à une société de la flexibilité, ils composent intuitivement leur masque du jour, du moment. Possible Faces part d’une sensation de vertige chez le spectateur pour la transformer en une rage violente contre une société anesthésiée face à sa propre horreur. Cinéaste cartographe, Lee Kang-hyun joue de différents régimes pour révéler une architecture de la surveillance généralisée où ne circule qu’une haine à l’origine diffuse. Le cinéaste use alors de sa seule arme à même de révéler l’envers de la toile tissée par les quatre personnages : la propre architecture de son film, solide à l’extrême. (VP)

1. Votre film précédent, The Color of Pain (FID 2011), était un documentaire qui décrivait les conditions de travail par le prisme de la médecine du travail. Cette fois, vous suivez vos quatre personnages qui se battent au quotidien, qui aspirent à autre chose, et la question des conditions de travail n’est jamais très loin. Quelle est l’origine de ce film ?
Possible Faces est un film de pure fiction, mais une partie du public pourrait le considérer comme un documentaire. Dans mes films précédents, je parlais toujours de la douleur de quelqu’un d’autre, ou des questions de société qui en étaient la cause. Bien sûr, ces films sont nécessaires et dignes d’intérêt, mais après deux longs métrages, je ne supportais plus ce genre de travail. Malgré tous mes efforts pour m’identifier à la souffrance du personnage et pour la dépeindre fidèlement dans le film, le fait est que cette souffrance n’était jamais la mienne. La gêne que j’ai ressentie à parler d’une situation qui m’est étrangère m’a dissuadé de poursuivre dans cette voie. J’ai donc choisi d’adopter une approche plus introspective pour mon projet suivant, sans pour autant m’essayer à l’autobiographie.

2. Le choix des personnages ? La structure du film entremêle leurs trajectoires, comme dans un puzzle. Comment avez-vous élaboré cette structure ?
À l’exception de la situation de départ, le désir impulsif de Kisun d’aider quelqu’un et son échec, le reste du film n’était pas prévu initialement. Presque toutes les autres situations et idées du film ont été ajoutées au fil de l’écriture du scénario, un travail de longue haleine. Par exemple, je n’avais pas pensé au départ à Hyunsoo, le livreur qui apparaît dans la deuxième partie. Le moment où j’ai créé le personnage correspond à la croissance exponentielle des services de logistique et de distribution à partir des années 2000 en Corée, un phénomène qui m’a beaucoup impressionné. Dans un monde où la démocratisation d’internet va de pair avec le développement de systèmes logistiques à grande vitesse, il m’est apparu que la livraison d’un produit au domicile d’un consommateur, plus qu’un simple service commercial, véhiculait un message. Il m’a semblé que le système capitaliste actuel définissait le mode de vie des gens par l’entremise d’un produit. Si certains aspects de la vie des gens se fondent dans des biens de consommation au travers du processus d’achat, de jouissance et de signification, alors on peut penser que le système ou cadre introduit une narration dans la vie des gens et contrôle la joie, la colère, la tristesse et le plaisir, comme c’est le cas dans le cinéma commercial et les médias. En outre, je pense que le contenu de ce contrôle inclut même les élans d’altruisme envers les autres. C’est pourquoi le film décrit l’existence d’un système ou d’un cadre – représenté symboliquement par le responsable haut placé d’une société – qui observe l’évolution de Kisun, son désir d’aider son prochain et d’intervenir dans sa vie, ainsi que son échec.

3. Parfois, nous avons l’impression que nous ne sommes pas seulement des spectateurs, mais aussi des observateurs. Qu’est-ce qui vous a conduit à ce type d’implication du spectateur ?
Ce n’est pas dans mes habitudes de faire des films fondés sur une narration forte et des relations de causalité qui suscitent une identification émotionnelle chez le spectateur. J’ai créé ce film avec le sentiment qu’il fallait éviter ce genre de système narratif, même si je m’en approche parfois. Je me disais que les sentiments générés entre ces deux pôles différents offriraient une vision essentielle de la vie. En attendant, Possible Faces a son propre principe de départ : quelqu’un observe à chaque instant tout ce qui se passe dans le monde. Je soutiens que ce « regard » est un système en lui-même, qui gouverne et contrôle le monde. Je considère que ceux qui détiennent ce regard peuvent saisir certains aspects absurdes et obscurs de nos conditions de vie. Ainsi, certains concepts du film mentionnés précédemment peuvent susciter deux modes de visionnage différents : le spectateur et l’observateur.

4. Petit à petit, l’environnement se fait plus menaçant. Comme une sorte d’« enfer » doux ?
Je soutiens que ce n’est pas une bonne idée de représenter la vie comme un enfer absolu ou vice versa. Mais cette idée d’« enfer doux» est intéressante. Si ce type d’environnement existait, Hyejin serait capable de s’adapter, elle finirait par trouver son propre rythme. Quant à Kisun, c’est un personnage qui tourne en rond et qui ne sait pas quoi faire.

5. Le titre ?
À l’origine, le film devait s’appeler Faces. Parce que l’idée de départ était qu’une personne est en relation avec la vie, la forme, l’état des autres. Ces relations qu’une personne a avec les autres m’ont fait penser à la manière dont nous faisons face à des questions fondamentales portant sur le sens de la vie à travers nos propres cycles de vie. En outre, si j’ai opté pour le mot « possible » dans le titre final, c’est que j’aime cet adjectif. C’est intéressant comme ce mot déploie une « impossibilité possible ». En d’autres termes, cet adjectif permet au public d’envisager des limites qui elles-mêmes sont inscrites, de façon paradoxale, dans le mot « possible ». J’aime également l’impression agressive du mot car celui- ci proclame « vous êtes en train de regarder les limites de votre propre vie », en même temps qu’il déclare « nous ne pouvons aller plus loin ».

Propos recueillis par Nicolas Feodoroff

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Fiche technique

Corée du Sud / 2017 / Couleur / HD, Stéréo / 132’

Version originale : coréen.
Sous-titres : anglais.
Scénario : Lee Kang-Hyun.
Image : Yonggyu Cho.
Montage : Yunjoo Um.
Son : Jiyoung Jeong.
Avec : Saebyeok Kim, Jonghwan Park, Jongseok Yun, Soojang Paik.
Production : CinemaDAL (Ilkwon Kim).
Distribution : CinemaDAL (Evan Kang).
Filmographie : The Description of Bankruptcy, 2006. The color of pain, 2011