Comment avez-vous rencontré May Shigenobu et Masao Adachi ?
J’ai rencontré May Shigenobu en 2008, alors que je faisais des recherches sur l’extrême gauche Japonaise à l’occasion d’une résidence à Kyoto. Sa mère, Fusako Shigenobu, fondatrice de l’Armée Rouge Japonaise, était en prison après avoir été ennemie publique numéro un pendant presque trente ans. Aujourd’hui le Japon est très dépolitisé, mais il faut se souvenir qu’en 1968, Tokyo brûlait plus intensément que Paris. Je crois qu’à la genèse de ce projet, il y avait l’envie de revenir à cette époque pour comprendre des choses sur le Japon actuel. J’ai voulu rencontrer May, car sa vie entière parcourt l’écart entre les années de poudre et le paysage politique actuel, et parce que sa naissance à Beyrouth au cœur du tumulte, dans la clandestinité militante, présageait d’un destin peu commun. J’ai filmé une série d’entretiens avec elle, suivant une logique biographique, mais rapidement il est apparu que le sujet le plus intéressant était le croisement entre l’épopée chaotique de l’extrême gauche armée, et la manière dont son histoire secrète est véhiculée par ses protagonistes. Un itinéraire politique et un portrait psychologique où la question de l’invention de soi par le récit et la mémoire (vraie et fausse) est au cœur du sujet. Par ailleurs, au Japon, l’histoire de l’extrême gauche est très liée à celle du cinéma d’avant-garde de cette même période : les préoccupations et les protagonistes se croisent en permanence. À l’apogée de ce croisement il y a Masao Adachi, cinéaste expérimental et scénariste de grand talent, devenu révolutionnaire allant au bout de son engagement. L’histoire de May soulevait déjà̀ des questions de narration et de mise en scène, et en croisant son récit avec celui d’Adachi, je voulais creuser les liens entre militantisme et cinéma, révolution esthétique et politique, qui rendent cette époque si intéressante. Le film a donc trouvé sa structure lorsque j’ai croisé les entretiens de May Shigenobu avec ceux de Masao Adachi, réalisés deux ans plus tard. J’ai pensé les images à partir de cette construction narrative, et je les ai tournées à Tokyo et au Liban, en retraçant des itinéraires réels et imaginés liés aux récits des protagonistes.
Le film mêle des extraits de films de Masao Adachi, des images d’archives, et celles que vous avez tournées vous-même, en super8. Leurs liens ?
Quand j’ai appris que Masao Adachi avait perdu tous les films qu’il avait tournés pendant ses 27 années militantes au Liban, j’ai décidé́ de tourner les miennes en film, non pas parce qu’elles pourraient « remplacer » les siennes, mais parce que le dialogue entre mes images et celles qui manquent serait plus intime ainsi. J’ai tourné en Super8 parce que c’est un format de film simple à utiliser lorsqu’on tourne seul et que l’on n’a pas le budget pour des formats plus grands. Mais surtout, il permet de télescoper des impressions de temps, de même que mon montage image télescope les impressions géographiques entre le Japon et Beyrouth, laissant planer une confusion de lieux et d’époque tout le long du film. Cela m’a paru important pour lier un certain nombre d’idées soulevées par les récits des personnages au temps présent, à des problématiques actuelles. Mais le format des images est sans doute moins important que l’esprit dans lequel j’ai voulu les tourner, un esprit inspiré du fûkeiron, la « théorie du paysage », énoncée par Adachi lui-même en 1969 – théorie selon laquelle la caméra scrute le paysage pour y déceler les structures du pouvoir et contextualiser des actes de violence spontanés difficilement compréhensible en dehors de leur contexte politique et géographique. En 1969, Adachi employait le fûkeiron pour documenter, de manière empathique, l’itinéraire d’un tueur en série, dans son très beau film AKA Serial Killer. Ici, j’ai voulu réactiver cette idée et la retourner, en quelque sorte, vers son auteur. Cette logique des images dans L’Anabase… ainsi qu’un autre dispositif révélé́ à la fin du film (et qu’il serait dommage de dévoiler ici), permet de creuser tout un registre de thématiques compliquées qui sont importantes, vu mon sujet – notamment les rapports complexes entre image, terrorisme, séduction, répulsion, sujet et auteur – au cinéma comme en politique.
Pouvez-vous nous éclairer sur la relation entre May Shigenobu et Masao Adachi ?
Pendant les 27 premières années de la vie de May, une période de clandestinité́ et de secret absolu, Masao Adachi a eu un rôle assez paternel. La communauté Japonaise de l’Armée Rouge, dans la vallée de la Bekaa et à Beyrouth, était petite et très soudée. Dans le film, il se pose aussi la question de leur relation à chacun par rapport au récit lui-même. May présente un point de vue intime, une vue de l’intérieur, la perspective d’une enfant qui a subi plus que choisi son histoire, car elle est née au cœur de la tourmente. Par contraste, Adachi représente l’apogée du choix radical : l’abandon du cinéma, pendant un quart de siècle, au nom de la révolution. Mais les lignes vont se brouiller, et la frontière entre le réel et le récit, la politique et le cinéma, deviennent difficiles à démêler, et c’est peut-être là que se joue l’enjeu du film.
Propos recueillis par Céline Guénot.