Le temps qui passe – sujet du film – et qui, pour ses personnages, s’enfuit à perte de vue, n’a pas entamé le pouvoir de sidération de ce diamant noir sans équivalent dans l’histoire du cinéma. La rencontre entre le mélodrame français des années 30 et une approche moderne de la mise en scène, acte fondateur du cinéma vecchialien, aura rarement été déclinée en un tissage de rapports dialectiques aussi serrés. Soit Hélène Surgère et Sonia Saviange, deux comédiennes sur le déclin qui vivent dans un appartement surplombant le cimetière du Montparnasse, tapissé de portraits découpés dans Cinémonde, icônes d’un cinéma révolu qui les regarde se débattre, scansions obsédantes du montage, portes ouvertes sur l’imaginaire. La blonde vit recluse et bois du champagne, pendant que la brune cours les castings et noie ses soirées tour à tour festives et chagrines dans le vin rouge. Vérités et mensonges, théâtre et cinéma, répétitions et représentation, crudité et sophistication, documentaire et fiction, le film, son récit, sa dramaturgie, son projet formel, évolue en un mouvement permanent, entre comédie dramatique et tragédie bouffonne. Dans cette accumulation de frontières indécidables, le corps des comédiens et l’appartement qui leur sert de scène sont les seules réalités tangibles, figures de chair se mouvant dans un terrain de jeu que seul évoquerait peut-être l’immeuble dont Perec a fait le héros de la Vie Mode d’Emploi. Listes de courses, recettes de cuisine et petits drames, avec ses personnages satellites qui viennent, intempestifs comme un courant d’air, faire claquer les portes, interrompre la prosodie de deux héroïnes. Tous marqués du sceau humiliant de l’échec : le voisin que sa femme a plaqué, le petit entrepreneur en faillite, le médecin philosophe qui se trompe de diagnostic, tandis que la mort rôde. Et l’ombre de Cocteau aussi : entre Hélène et Sonia, il n’y a même plus de miroir à traverser, les pinceaux de maquillage de l’une parent les lèvres de l’autre, préliminaire de leur perpétuelle cérémonie. Ce film sauvage se réfère à toutes les règles, pour, sans exception aucune, les transgresser. Comme ces trois unités qui donnent leur nom / pavillon à la société de production : temps et durées élastiques, sorties du lieu pour des virées au troquet et des gesticulations au pied de l’immeuble où l’on tapine comme sous la marquise d’une salle de spectacle. Les coupes sont en Arcopal et la liqueur bas de gamme, mais qu’importe puisque l’image étincelle comme les pampilles d’un lustre et que le film nous enivre à la folie. Pour ce miracle qui a changé à jamais sa carrière, Vecchiali sait ce qu’il doit à l’apport décisif de Noël Simsolo, dont l’apparente désinvolture cache une redoutable machine à produire des vérités. En miroir et à juste distance.
DB