Le titre de votre film de votre film est une réponse, pas une question. Comment est né ce projet ?
Le titre est plus une déclaration qu’une réponse, car personne n’a posé la question.
L’idée du film découle de deux événements fortuits. Tout d’abord, ma découverte du livre The Case for Communism [Défense du communisme] alors que je passais en revue distraitement les titres de quelques ouvrages – peut-être six ou sept – soigneusement rangés dans un placard dans la maison familiale de ma mère. Le livre devait être là depuis des décennies, il occupait certainement cette place quand j’étais enfant. Je connaissais chaque centimètre de cette pièce comme ma poche, mais bizarrement, je n’avais jamais remarqué ce livre, ce qui m’a sidéré.
Le second événement est aussi lié à un livre, cette fois une adaptation du conte des frères Grimm Les Musiciens de Brême, que j’ai retrouvée dans la maison de ma mère à peu près à la même période. C’était mon livre préféré quand j’étais enfant. En le relisant, j’ai été frappé de constater la brutalité et l’exploitation des humains envers les animaux, et à quel point les animaux avaient raison de se révolter. Je me suis demandé si le livre n’avait pas eu un impact plus profond sur moi que dans mes souvenirs, puisque plus de trente ans après, je ressentais toujours un lien profond avec ces animaux et leur projet de prendre la route tous seuls.
J’ai grandi dans une famille très politisée, en des temps très politisés : l’Irlande des années 1970 et 1980. Bien que personne dans l’histoire de ma famille n’ait été communiste, ni même de gauche au sens politique traditionnel, nous mangions toujours en regardant les informations, et les grands événements politiques ne manquaient pas à cette époque : du conflit nord-irlandais à la grève des mineurs au Royaume-Uni, en passant par des commentaires sur la guerre froide. Tout cela a contribué à forger mes convictions politiques.
J’ai eu l’impression que le hasard qui m’avait fait trouver ces livres reflétait la façon dont le hasard façonne nos opinions. Nous percevons des liens qui ont un sens pour nous, alors que d’autres personnes, présentes au même endroit et au même moment, peuvent tout à fait percevoir d’autres liens, qui ont un sens différent à leurs yeux.
Le film s’ouvre sur une séquence de vingt minutes, sans paroles, consacrée aux tâches quotidiennes d’une femme âgée non identifiée. Quels liens y a-t-il entre cette femme et le reste du film ? Pourquoi l’avoir choisie pour ouvrir le film ?
Cette femme est ma tante, la sœur de ma mère. Nous avons passé beaucoup de temps avec la famille de ma mère à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Vivre aux côtés de ces personnes et dans cet environnement a eu un impact considérable sur moi, et je m’en souviens comme si c’était hier. Ce sont des agriculteurs indépendants. Ils parlent peu mais travaillent dur. Le temps libre est une notion très abstraite pour eux.
Cela fait soixante-dix ans que ma tante effectue chaque jour ces tâches quotidiennes. C’est le lot commun des habitants d’une ferme. Je voulais rendre compte de cela, mais aussi montrer la routine du travail et de la vie quotidienne dans ce genre d’endroit. Je dresse le portrait de ma tante, mais aussi de la façon dont la famille de ma mère a été élevée, dont mes grands-parents ont vécu. Mais le film est aussi un portrait de tous les endroits où les gens vivent encore de cette façon, presque comme on vivait il y a 150 ans, ce qui est encore courant hors des zones urbanisées. Cette façon d’être est peu documentée et peu reconnue aujourd’hui.
À partir du moment où vous commencez à replacer Les Musiciens de Brême dans le contexte de la politique européenne, vous vous adressez au spectateur de différentes façons : un récit en voix-off, une dame âgée qui lit à haute voix, un texte qui apparaît à l’écran, des plans de couvertures de livres ou de journaux… Pourquoi ces multiples façons d’intégrer le texte dans votre film ?
C’est moi qui ai enregistré la voix-off qui déconstruit Les Musiciens de Brême ; c’est ma mère qui lit l’histoire, tout comme elle le faisait lorsque j’étais enfant, avant que j’apprenne à lire ; les journaux et les livres représentent une trace écrite des évolutions de l’opinion vis-à-vis de certaines personnes, certains événements ou certaines idées sur une longue période. Rien n’est figé, et aucune voix n’est totalement fiable. Notre compréhension des « textes » change à mesure qu’évolue notre compréhension des contextes qui ont vu naître ces points de vue. Parfois, cela est dû à un changement général dans l’attitude ou les valeurs morales de la population ; et parfois, c’est la conséquence de l’égoïsme et du cynisme cupide, tant au niveau national qu’au niveau individuel.
J’essaye toujours de varier les voix (et les sources de voix) dans mes films, et en particulier la mienne, qui est celle en qui j’ai le moins confiance.
Les plans de paysages jouent un rôle essentiel tout au long du film. Pourquoi était-ce important pour vous que le film s’articule visuellement autour du paysage irlandais ?
Ce paysage m’est très familier. Sa beauté et ses grandes étendues renferment bien des histoires et des voix. Il est situé au milieu d’une des zones les plus violentes dans l’Europe des années 1970 et 1980, de nombreuses personnes y ont perdu la vie, même si c’est difficile à croire en regardant ce paysage aujourd’hui. Mais ce que l’on croit voir et ce que l’on voit réellement sont souvent deux choses très différentes.
Je voulais faire deux choses. Tout d’abord, montrer un lieu que je connais bien, où vivent des gens qui m’ont considérablement influencé. Un lieu et des personnes à qui je dois tout. Et je voulais aussi montrer une vue aussi dégagée que possible d’un paysage après un conflit armé. Ce n’est pas parce que les soldats et les hélicoptères ont disparu qu’ils n’ont jamais été présents, que leur présence antérieure est oubliée, ou qu’ils ne seront plus jamais présents. Il en va de même pour tous les paysages.
Propos recueillis par Nathan Letoré