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THE CURSE

Maria Kaur Bedi,

Satindar Singh Bedi

Cet essai autobiographique retrace les années d’épreuve du couple de cinéastes dans leur lutte contre l’alcoolisme de Satindar. Initié par Maria dans l’intention de traiter de l’addiction de son conjoint, le film a vu son sujet s’élargir aux dimensions de leur relation, de leur amour. Cette nécessité a poussé le couple dans une profonde mise à nu de leurs sentiments, l’intimité de leurs pensées se délivrant en un mouvement possiblement cathartique. Le témoignage est âpre, qu’il s’agisse de la position de Maria, piégée par l’espoir et une forme de syndrome du sauveur, ou des lancinantes plaintes de Satindar, rejouant son alcoolisme dans ses plus sombres délires jusqu’à devenir une troisième voix, ombre difforme et monstrueuse, toujours prête à négocier une nouvelle descente dans son si familier enfer. En regard de cette mise à nu, l’image présente des silhouettes diffuses, tendant parfois à l’abstraction, dans une grande et plastiquement saisissante variété de traitements. Cette volonté de donner vie à l’ombre tend à révéler, selon les mots de la réalisatrice, des images intérieures plutôt qu’extérieures. La distance qui se crée ainsi entre le couple et son histoire permet à chacun d’y trouver place, de se laisser porter par le flux sublime et intense de ce qui se révèle être le vrai sujet du film : l’amour fou, inconditionnel, insensé.

Paul Eudeline

Maria, peu après avoir rencontré Satindar, vous avez eu envie d’aborder son histoire dans un film, et en particulier son alcoolisme. À quel moment est-il devenu nécessaire de parler de votre couple, et finalement de réaliser le film ensemble ? Comment vous êtes-vous réparti les rôles ?

Maria Kaur Bedi : « J’ai vite réalisé que Satindar avait un problème avec l’alcool. Lorsqu’il s’est confié à moi, qu’il m’a avoué que sa mère buvait avec lui, qu’il buvait avec sa mère lorsqu’il était enfant, j’ai tout de suite eu envie de faire un film sur cette histoire, un film que j’appellerais THE CURSE (la malédiction). Pourquoi ai-je eu envie de le faire ? J’avais peut-être peur de l’addiction et, pour calmer cette peur, j’ai essayé de mieux la comprendre. J’avais peut-être aussi l’impression que faire un film sur l’alcoolisme créerait la distance nécessaire, dans le temps et dans l’espace, pour que je puisse digérer la situation dans laquelle je me trouvais. Ce n’est que plus tard, lorsqu’il a rechuté plusieurs fois au cours du tournage, que je me suis sentie affectée personnellement par son addiction, et c’est alors que mon point de vue et mon « personnage » sont entrés dans l’histoire. Ainsi, ce film qui devait être sur l’alcoolisme est devenu un film sur un amour menacé par la dépendance à l’alcool. 

Satindar, lorsque Maria vous a fait part de cette proposition, quelle a été votre réaction ? L’aviez-vous envisagé comme une possibilité de catharsis par le cinéma ?

Satindar Sigh Bedi : « Maria avait envie de comprendre mon histoire. Pourquoi agissais-je ainsi ? Quand ? Où ? Comment ? Je ne me souvenais pas de mon passé. Nous avons commencé par une série d’entretiens dans une pièce plongée dans l’obscurité. Je fermais les yeux, Maria me posait des questions, et grâce à la méthode du courant de conscience, j’ai commencé à revisiter mon passé. Le film a évolué et a acquis sa forme propre. Au départ, l’idée de faire un film sur ma vie m’amusait. Au fil du tournage, il y a bien eu un phénomène de catharsis par le cinéma, mais d’une façon inattendue et inimaginable. Tout cela me semble encore irréel et incroyable. Je suis parvenu à traverser tout le processus du tournage et ses conséquences en me détachant, en sortant de moi-même. J’imaginais que je me tenais debout à distance de cette personne (moi-même), et que je trouvais l’histoire de sa vie instructive, édifiante, intéressante, et parfois drôle. Ces tranches de ma propre vie, ces souvenirs émouvants qui remontaient à la surface m’ont attiré comme une force gravitationnelle puissante, et je me suis retrouvé au centre de mon être comme jamais auparavant. Je me suis enfin senti bien dans ma peau. »

Le film repose sur l’alternance entre trois voix : les deux vôtres et celle de l’addiction, incarnée par Satindar, qui adopte alors un timbre plus aigu. Pourquoi ce choix ? Comment avez-vous écrit et interprété ces trois voix ?

« Chaque addiction a une voix qui tente d’amadouer la personne qui en est victime. Je le savais déjà de par mon expérience de fumeuse. Lorsque j’ai arrêté de fumer, mon addiction m’a dit que sans la cigarette, je ne serais plus jamais heureuse dans la vie. Bien sûr, il ne s’agit pas réellement d’une voix que vous entendez, mais de pensées qui vous viennent et qui sont dictées par l’addiction. En voyant Satindar replonger encore et encore, en sachant pertinemment le mal qu’il faisait à son corps, à sa famille, à sa compagne, et à quel point il allait le regretter ensuite, je me suis demandé pourquoi il buvait, puisque cela n’entraînait rien de bon. Je lui ai demandé comment s’enclenchait une rechute, et à quoi il pensait à cet instant. En gros, j’ai demandé à Satindar de donner une voix à son addiction. C’est ce qu’il a fait, et le résultat était tout bonnement terrifiant. » 

En contrepoint de ces voix, l’image propose principalement des vues diffuses de silhouettes et d’ombres, tendant parfois vers l’abstraction. La variété des traitements est impressionnante. Pouvez-vous nous parler de la composition plastique du film ?

Satindar Singh Bedi : « J’adore les reflets, donc Maria avait l’habitude de m’envoyer des photos de reflets qu’elle repérait lors de ses promenades. Envoyer des photos était un petit jeu romantique entre nous. Pendant la réalisation du film, nous avons vite réalisé que la façon « normale » de tourner un documentaire ne nous convenait pas pour ce projet. Nous sommes revenus sur cette idée de filmer des reflets. Plutôt qu’un visage, nous montrons une ombre, pour que le spectateur puisse y projeter sa propre histoire et ses propres associations. Dès lors, cette histoire très personnelle s’ouvre et devient une palette collective universelle qui permet de faire remonter à la surface notre subconscient caché. » 

Maria Kaur Bedi : « Nous avons cherché des images à même de refléter le paysage intérieur et émotionnel. Les images que nous avons choisies sont intérieures, elles viennent du subconscient. Nous avons développé le concept de n’utiliser que des reflets, des ombres et des silhouettes, ainsi que des images abstraites que nous avons composées au fil du tournage. C’était très agréable de voir le film trouver peu à peu sa propre forme. »

Satindar Singh Bedi : Ce travail a valu à Maria une nomination au German Cameraprize, l’un des prix les plus prestigieux dans les pays germanophones. »

Le film s’achève sur un ultimatum. Voulez-vous nous en dire plus ?

Maria Kaur Bedi : « Jusqu’ici, l’ultimatum a porté ses fruits, et Satindar n’a pas rechuté. Pour le moment, notre histoire d’amour connaît un happy end, mais on ne guérit jamais totalement d’une addiction. Elle vous suit toujours, comme une ombre. C’est effrayant, mais j’ai appris à vivre avec. »

Satindar Singh Bedi : « Je suis sobre depuis plus de deux ans maintenant, mais c’est une lutte de tous les instants. Mon amour pour Maria (et Antabus) m’aide à rester déterminé. Il ne faut jamais rien prendre à la légère. La sobriété fait remonter les vrais problèmes à la surface. On m’a diagnostiqué un syndrome complexe de stress post-traumatique, je prends des médicaments tous les jours et je suis une thérapie. L’ultimatum me rappelle la gravité de mon addiction, et le fait qu’il suffit d’un moment de faiblesse, d’une petite gorgée, pour que tout ce que nous avons bâti avec amour s’effondre à nos pieds comme un château de sable. Si je tiens la promesse faite aux autres, ce n’est que parce que le véritable ultimatum, je me le pose à moi-même : « Ne bois pas, ça n’en vaut pas la peine« . C’est plus facile à dire qu’à faire. Je m’y efforce chaque jour. »

Propos recueillis par Paul Eudeline

 

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Fiche technique

Suisse, 2022, 82’

Production : Maria Kaur Bedi (Spirited Heroine Productions), Satindar Singh Bedi (Spirited Heroine Productions)