Dans vos films précédents, vous interrogiez l’identité, à travers les injonctions à la beauté imposées au genre féminin (Las lindas) ou votre héritage familial (Aquí y allá). El rostro de la medusa [Le visage de la méduse] en questionne les contours physiques et symboliques, et ce qui la sous-tend, à travers l’histoire de Marina, qui se réveille avec un autre visage que le sien. Comment cette idée a-t-elle vu le jour ? Quelle a été la genèse du film ?
J’ai entrepris ce projet portée par un intérêt pour notre relation avec les animaux, en particulier notre attrait pour eux. Dans cet esprit, je me suis mise à visiter des zoos et des aquariums avec ma petite caméra vidéo et un enregistreur audio pour y glaner des idées.
Ce qui a attiré mon attention assez rapidement, c’est la façon dont les gens cherchaient presque désespérément à ce que les animaux les remarquent, à croiser leur regard et à ce qu’ils les reconnaissent. Quand ces deux regards finissaient par se croiser, pour moi, une sorte de magie s’opérait. Une rencontre problématique, bien sûr, étant donné que les autres espèces vivent en captivité. Cependant, cette observation m’a fait penser qu’une rencontre, du moins d’un point de vue humain, se produit en grande partie à travers le regard et le visage. Cela m’a conduit à m’interroger plus exclusivement sur la signification du visage et sur son rôle fondamental dans la façon dont nous nous identifions. De là, à partir des images, j’ai amorcé le processus d’écriture du scénario.
Le film est imprégné de fantastique, et s’inscrit par ce motif dans une tradition du cinéma d’horreur et de science-fiction. Cependant, le traitement que vous en faites implique d’autres registres, oscillant entre le genre de la comédie, le documentaire et l’essai, avec une dimension ludique. Pouvez-vous nous parler de l’écriture ?
Dès le début du projet, je savais que je voulais mêler les séquences documentaires de recherche que j’avais enregistrées dans les zoos et l’histoire fictive d’un personnage. Le concept initial intégrait le processus dans le film, et c’est devenu le défi majeur et le pari risqué du film sur le plan esthétique. J’ai travaillé seule sur le scénario de manière intermittente pendant deux ans, puis avec un scénariste, Agustín Godoy. Ce n’est qu’après avoir collaboré avec lui pendant un certain temps qu’a vu le jour l’idée d’un personnage dont le visage change du jour au lendemain. Avec ce scénario, le personnage incarnait soudainement les questions du film sur l’identité, et les autres éléments exogènes pouvaient commencer à dialoguer avec la fiction de manière plus intuitive. Le film ressemblait à une grande table de travail où toutes ces matières se mélangeaient.
Avec la fiction, donner des explications sur l’altération du visage de la protagoniste ou enquêter sur le sujet nous importait très peu. Nous voulions nous concentrer sur quelque chose de plus intime, sur la façon dont cet événement affectait sa vie quotidienne et son entourage. Le ton devait demeurer léger, ça a toujours été pour nous une évidence : il devait épouser le non-sens de la situation. De plus, les extraits documentaires aux zoos comportaient systématiquement une dimension comique, quelque chose de l’absurdité de l’existence qui, pour moi, demeure très typique du registre documentaire. Je pense que cela a également façonné tout le reste.
Vous accordez une grande importance à la présence animale : une citation des Élégies de Duino de Rainer Maria Rilke et des vaches dans les plans d’ouverture, de nombreuses séquences documentaires filmées dans un zoo. Pourriez-vous revenir sur cette dimension du film ? Et sur le motif spécifique de la méduse, qui donne son titre au film, pour incarner cette transformation ?
L’idée germinale du film interrogeait notre fascination pour les autres espèces, ce qui explique les séquences documentaires de recherche dans les zoos. J’ai découvert le poème de Rilke très tôt dans le développement du projet, et il m’a frappée parce que, pour moi, il évoquait clairement le mystère insondable de l’altérité animale. Il introduit aussi l’idée quelque peu romantique selon laquelle les animaux (non humains) sont dotés d’un regard moins obstrué que les humains, plus connecté à « l’ouvert ». C’est ce qui m’a fasciné, et cela explique en partie l’observation des animaux dans le film.
Lorsque je volais des images de personnes et d’animaux qui se toisaient dans les zoos, une autre question s’est rapidement posée : qu’en est-il des animaux sans visage et sans yeux qui ne peuvent nous rendre notre regard, comme la méduse ? Un lien avec une telle altérité restait-il possible ?
Pour moi, le motif de la méduse symbolise le potentiel émancipateur d’une condition sans visage, sans individualité particulière. Être dépourvu•e de soi ou d’une représentation externe à laquelle se raccrocher — je pense que c’est là un concept émancipateur dans un monde à ce point centré sur l’image et l’égo.
Vous utilisez des archives photographiques personnelles et familiales, et vous incarnez Marina avant que son visage ne se métamorphose. Pourquoi cette implication personnelle ?
Ces photos d’archives personnelles faisaient partie du projet avant que l’histoire ne devienne celle d’un personnage dont le visage s’est transformé. Les inclure était tout à fait naturel pour moi, étant donné que dans mes précédents films (Las lindas et Aquí y allá), j’ai également exploité les archives photographiques de ma famille. Donc quand je travaillais sur Le visage de la méduse vers 2017 et 2018, cette logique m’habitait encore énormément. Je voulais utiliser des photos de carte d’identité et des portraits de classe, car ils revenaient sur l’idée d’identité officielle et institutionnelle qui nous définit si fortement. À mon sens, me servir de mes propres clichés m’a poussé à jouer encore plus avec la déconstruction des images. En effet, dans ce processus intime, je remettais en question ma propre identité sur un plan très personnel.
Comment avez-vous collaboré avec l’actrice Rocío Stellato ?
Rocío Stellato a rejoint le projet très tôt, et c’était essentiel, car c’était la première fois que je travaillais sur un projet plus important, avec un scénario de fiction et des acteur•ice·s professionnel•le·s. Une fois que nous disposions de la version (presque) définitive du scénario et de la date de tournage, nous avons eu le privilège d’effectuer de nombreuses répétitions avec elle et les autres acteur•ices. Cela nous a aussi aidé•e·s à avoir une idée assez claire au tournage de ce que nous recherchions.
Dans la collaboration avec Rocío, nous avons surtout parlé des émotions du personnage dans chaque scène, de ses motivations profondes à chaque instant, essentiellement de ses états d’âme. Nous avons également beaucoup travaillé le ton. Nous voulions obtenir quelque chose d’assez sec, une certaine distance s’imposait pour donner de la place à l’humour et à l’absurdité. Nous ne pouvions pas nous laisser aller à l’expression des sentiments. Je pense que Marina est un personnage plutôt introspectif, qu’un conflit existentiel l’anime, et pour moi Rocío lui confère ce genre de sérieux et de préoccupation constante tout en demeurant parfois maladroite et perdue. Je me souviens que Rocío m’a dit qu’elle aimait pouvoir voir un personnage patauger et se tromper dans un film. Or elle a senti que c’était justement notre objectif, et j’ai trouvé ça édifiant.
Propos recueillis par Louise Martin Papasian