Capital traite de la construction de villes nouvelles et du processus d’urbanisation intensive et délétère qui sévit en Égypte, en prenant pour point d’ancrage le projet de création d’une “Nouvelle Capitale Administrative de l’Égypte” dans notre contexte de capitalisme mondialisé. D’où vous est venue l’idée d’explorer ce thème, et pourquoi avoir choisi d’évoquer ce sujet complexe au biais d’une forme courte et satirique ?
Si je pouvais divulguer sereinement les différentes idées ou “sources d’inspiration” mobilisées pour écrire ce film, je le ferais de bon cœur. Disons simplement qu’en réalité le film ne parle ni de l’Égypte, ni d’aucun régime en particulier. Et qu’il n’est pas non plus strictement un commentaire sur le fascisme. Ce qui me fascine, c’est plutôt ce que ces conditions particulières génèrent en termes d’affects.
Lors de la première phase de travail préparatoire, j’avais dans l’idée de puiser dans la tradition du film d’épouvante – ce qui aurait impliqué un tout autre assemblage de scènes. En dernier ressort, la satire m’a semblé être une option plus pertinente: en effet, c’est un genre cinématographique qui a rendu possible le floutage de la censure et la diffusion d’une critique politique dans de nombreux régimes oppressifs présents ou passés.
En faisant figurer un personnage féminin dans un décor minimaliste et dépouillé, vous faites référence à l’époque des “Téléphones Blancs” (Telefoni Bianchi) dans le cinéma italien des années 30 et 40. Quel lien faites-vous entre la propagande fasciste italienne (dont les “Téléphones Blancs” sont un élément-clé) et le thème de l’urbanisation en Égypte ?
La réponse est dans la question, ainsi que dans le film. Qu’obtient-on lorsqu’à la propagande on ajoute la planification urbaine et le fascisme ? C’est simple: la disparition de la liberté d’expression ! La représentation d’un·e citoyen·ne idéalisé·e et de la rupture délibérée de sa volonté dans ce genre cinématographique très particulier dessine le parallèle entre l’Italie et l’Égypte. Capital n’est ni un film narratif, ni l’expression d’une critique frontale. Je ne crois pas être intéressée par la critique frontale – je n’y trouve pas de plaisir, ni de potentiel connectif. À l’inverse, je m’intéresse à la manière dont l’image animée peut donner vie à un environnement et en retour projeter quelque chose de l’ordre de la sensation sur le public. On s’immerge dans quelque chose sans savoir précisément comment recoller les morceaux ou parvenir à une résolution. Peut-être que cet intérêt me vient du désenchantement, un sentiment largement répandu dans la conscience collective palestinienne.
Le film explore les limites de la liberté d’expression à travers les figures du ventriloque, incarné par l’artiste italien Diego Marcon avec lequel vous aviez déjà collaboré pour Ouroboros, présenté au FIDLab 2016, et de son pantin. Pourquoi avez-vous choisi la figure spécifique du ventriloque ?
Pour moi, le film entier était une forme d’exercice de ventriloquie. Diego en était la représentation directe, et c’est vraiment par un heureux hasard qu’il m’a annoncé s’entraîner à la ventriloquie au moment où je commençais à préparer Capital. Ça a été un déclic important, notamment parce que j’avais déjà résolu d’opérer une transplantation du contenu politique du film depuis le contexte du Caire vers celui de Milan. En outre, Diego est un ami avec lequel j’ai une relation de travail confortable et je passe de très bons moments. Il a mis beaucoup d’énergie à l’ouvrage et a pris au sérieux la nature satirique du projet, comme il avait su le faire pour Ouroboros. J’ai eu l’impression qu’il n’avait pas besoin de savoir ce que je cherchais pour le comprendre.
Vous convoquez un univers numérique au moyen de publicités pour des projets immobiliers haut de gamme qui reflètent une forme d’utopie de l’abondance capitaliste, mais ces images font l’objet d’un traitement visuel et sonore particulier. D’où proviennent ces séquences ? Pourquoi y avez-vous recours, et que pouvez-vous dire des processus de distorsion et de réinterprétation auxquels vous les soumettez ?
Ce sont des représentations numériques extraites de publicités qui vantent les complexes résidentiels et les espaces commerciaux qui vont être construits pour la nouvelle capitale égyptienne. Quelle meilleure représentation de la transaction nauséabonde qui consiste à troquer ses principes contre le confort et la sécurité ? Ce n’est pas un désir qui me semble particulièrement étrange ou impensable et j’ai souhaité en reproduire l’affect: un confort séduisant doublé de l’oppression nauséabonde qui découle de l’autoritarisme.
La chanson de Nino Ferrer explore, avec un humour corrosif et désespéré, le sentiment d’une forme d’impuissance face à un prétendu “progrès”. Pouvez-vous nous dire un mot à ce sujet ?
À vrai dire, j’ai beaucoup insisté pour que ce soit Unchained Melody, mais la personne qui détient les droits était “mal à l’aise” avec l’idée que ce morceau figure dans le film. Visiblement, les compagnies pétrolières et d’informatique sont plus appropriées pour l’une des chansons qui dégagent le plus de royalties au monde. La ballade me semblait tout de même être la forme optimale puisque c’est une histoire mise en chanson, qui permet de faire basculer le registre émotionnel du film vers un autre domaine. Criée à pleins poumons, mal doublée, mal traduite. Le Sud m’est apparue comme l’empreinte équivoque qui convenait parfaitement au film.
Entretien réalisé par Louise Martin Papasian