• Compétition Internationale

O MARINHEIRO

THE MARINER

Yohei Yamakado

Un paysage côtier, des vagues qui déferlent sur le rivage. Une jeune femme dans son atelier, des tubes de peinture, elle prépare un bleu qui devient celui du ciel. Elle pose son menton dans sa main et ferme les yeux. Puis plus rien, le noir. Dans ce noir, une voix, la sienne, entame la diction d’O Marinheiro, sublime « drame statique » du jeune Fernando Pessoa. Une seule voix pour trois femmes, la nuit, dans un intérieur, qui dialoguent sur la puissance des rêves dans l’attente effrayée du jour. « Ne vous levez pas. Ce serait un geste. Et chaque geste interrompt un rêve. » Le noir et la nuit durent et ouvrent le spectateur statique et muet à une aventure intérieure, à la plus troublante expérience du cinéma comme art métaphysique : les yeux grands ouverts, jouir de la négation du visible, de ce qui est, pour s’ouvrir à tout ce qui a été, aurait pu être, pourrait être. S’inventer, comme le marin sur son île déserte, une autre enfance, un autre pays natal. Être nuit, n’être rien, pour pouvoir être tout. « Le positif nous a été donné à notre naissance ; à nous de faire le négatif » Cette phrase de Kafka faisait rêver Godard. Yohei Yamakado en réalise toute la puissance. Au deuxième plan de son film on voit un phare au loin et, en rime plastique au premier plan, une bouteille posée sur le quai, toute échelle de grandeur abolie. C’est la reprise à l’identique, mais inversée, du premier plan d’Herbes Flottantes, d’Ozu (1959). Sans doute parce que le vrai sujet d’O Marinheiro, comme des films du maître japonais, est l’impermanence de toute chose. Si tout ne fait que passer, à quoi bon la réalité ? Non, car quand le jour fait retour, à la fin du film, sur des vues de la ville de Porto, c’est un éblouissement. Et c’est la leçon d’un autre disciple d’Ozu, Jean-Claude Rousseau, qui vient à l’esprit : « Tout est à admirer. »

Cyril Neyrat

Le film offre une lecture acousmatique sur image noire du « drame statique » O Marinheiro de Fernando Pessoa. Il s’agit d’un dispositif que vous aviez déjà utilisé dans votre film précédant, Amor Omnia (FID 2020). Que souhaitez-vous obtenir d’un tel dispositif dans votre pratique artistique ? Et pour quelles raisons cette pièce théâtrale le demandait selon vous ?

J’essaie d’obtenir le cinéma. Des plans. Motions et émotions. J’essaie de fabriquer des films — ce qui est une chose —, tant bien que mal, chaque fois — c’est la troisième fois —, avec beaucoup de tâtonnement, avec beaucoup d’erreurs. Chaque film est singulier. Comme dit le texte O Marinheiro : « Pour les rêves toute heure est maternelle ». La machinerie (caméra et microphone) est là, et le dispositif (écran, projecteur, fauteuil etc. : salle) est là, bien sûr, dirais-je, à mes risques et périls, heureusement. C’est extrêmement élémentaire et très important. Pourtant, quant à moi, je ne pars pas d’idées préconçues. Je n’ai pas de méthode prédéterminée que j’appliquerais de la même manière à chaque film que je fabrique. Je ne pense pas non plus que j’ai un style. Je serais terrifié d’en avoir un. Le producteur — hélas, moi — m’a proposé ce texte, j’ai accepté, et j’ai essayé d’en tirer — comme tous les cinéastes sérieux et toutes les cinéastes sérieuses, auxquels j’essaie de me référer, souvent vainement — le choix de réalisation le plus efficace, le plus économique, le plus amusant et le plus excitant possible : faire ce qu’on peut, ou mieux, si on peut, faire ce qu’on doit. 

Et cette fois-ci, pour le film que nous allons voir, avec ces trois voix féminines (qui ne seront finalement qu’une, on va en parler), avec les conditions et les situations tantôt financières, tantôt techniques qui se sont manifestées, puis ont évoluées, j’ai proposé (le producteur a accepté) et essayé de fabriquer un petit film noir ; selon les termes hollywoodiens de jadis une série B noire. Petit — c’est toujours relatif, bien sûr —, parce qu’il n’a coûté que dix mille euros, que nous étions seulement cinq sur le tournage, puis deux en post-production, qu’il ne dure que 75 minutes, logo du festival inclus. Il est en trois parties. Et à propos de composition, j’ai beaucoup pensé à L’Opinion publique (1923), en trois parties : tragédie-comédie-tragédie, ou L’Aurore (1927), bien que ce rapport soit inversé dans O Marinheiro. Noir — relatif aussi, peut-être cependant non relatif, pour ne pas dire absolu —, parce que les choses s’y répètent au moins deux fois. Le facteur sonne toujours deux fois (la femme fait tomber sa bague deux fois). Je l’ai d’ailleurs revu quelques semaines avant le tournage, ainsi que quelques autres films dits noirs, comme il y avait la rétrospective de films dits noirs à la Cinémathèque française, l’année dernière ; Lana Turner — toute blanche, puis un peu noire — semblait sublime. Un autre film m’avait particulièrement bouleversé — je garde ce mot, tant pis —, c’est La Griffe du passé (1947). Ce beau noir. Magnifique. Tous les visages semblent justes, donc merveilleux. Puis arrive la grande chaleur. « Pourquoi ne pas pleurer ? »

Alors que dans la pièce de Pessoa trois personnages féminins dialoguent entre eux, la lecture est ici confiée à une seule voix. Pouvez-vous expliquer ce choix ?


C’est cela. Il s’agit, en somme, comme écrit José Augusto Seabra dans la préface de O Marinheiro (édition Ibérique José Corti, 1988), je le cite, d’un chœur à trois voix, qui peut se démultiplier indéfiniment. Mais je ne peux que me priver de répondre à cette question, d’ailleurs — bien entendu — essentielle. Ce serait un grand spoil ! — Il ne faut pas divulguer prématurément !

Mais en attendant les trois projections à venir, dirais-je seulement ceci : ces trois Veilleuses ne sont personnages qu’en apparence : noms où sont enterrés tous les mots. Maeterlinck, dont la pièce Les Aveugles a exercé une certaine influence sur l’écriture de O Marinheiro (Pelléas et Mélisande aussi, peut-être, voir le décor, l’atmosphère, etc.), rêvait d’« écarter entièrement l’être vivant de la scène ». Bien sûr, aussitôt se rappelle-t-on Mallarmé : « À la rigueur un papier suffit pour évoquer toute pièce : aidé de sa personnalité multiple, chacun pouvant se la jouer en dedans, ce qui n’est pas le cas quand il s’agit de pirouettes ». 

O Marinheiro, le texte, est selon l’auteur une tragédie, celle des mots, celle du langage (confronté au non langage) : un mythe. O Marinheiro, le film, ne cherche pas à être une adaptation. Ce n’est pas une solidification de mythe.

La lecture du texte est aussi un moyen de restituer pleinement sa dimension musicale. Comment avez-vous travaillé pour soigner cet aspect ?

La voix portugaise est la vedette du film. J’y ai travaillé avec Rita Senra, actrice. Et si l’on travaillait là-dessus, c’était pour obtenir une lecture plate. Mais non pas cette sorte de lecture neutre, ni — encore moins — cette distance esthétique, forcément — peut-être pas forcément — volontariste ou voulue ; tout cela était à éviter. Donc on lisait, répétait, à voix haute, ou à voix basse. Et cela non moins pour effacer nos intentions que pour préparer la bouche (aspect sportif). Je crois que le résultat ressemble à quelque chose d’assez brut, simple, concret, un peu faible aussi, peut-être, et j’irais même jusqu’à dire quotidien. Je me rappelle que je me rappelais de temps à autre, à ce moment-là, ce que disait Fritz Lang aux États-Unis : « Je veux une image de journaliste ». 

Puis enregistrer est une autre chose. On a essayé à cet égard de ne pas effacer une certaine naïveté propre à la belle voix de Rita, pour mes oreilles naturellement brillante, fleurissante et enchanteresse. Techniquement parlant — la séance entière en studio avec un seul micro supercardioïde (Schoeps MK41) passant par le système Avid Pro Tools —, il était question de ne pas supprimer la présence de la bouche — une des principales questions au moment de la prise d’abord, puis aujourd’hui aussi en post-production : « Pas trop d’iZotope », un outil en soi, comme tous les outils, très pratique et profitable —, et tout cela parce qu’après tout — et personnellement j’y tiens beaucoup —, « la bouche et les lèvres sont la sensualité permise ».

Au cours de la lecture, l’image d’une porte en noir et blanc surgit soudain de l’obscurité. Qu’est-ce que cela représente pour vous ?

On voit une porte. Et si on voit une porte, c’est parce que le texte en parle (« Pourquoi quelqu’un ne frapperait-il pas à la porte ? »). Le plan en question est celui qui est arrivé le dernier, d’un autre tournage (qui d’ailleurs a eu lieu à Marseille, quelques années auparavant). Un plan que l’on n’a pas intégré dans La Lyre à jamais illustra le taudis (2018), mon premier film. 
Il est vrai qu’une porte peut représenter beaucoup de choses. Par exemple pour moi, c’est d’abord Lubitsch (les portes, plutôt, oui). L’image en question me rappelle ce « Nothing » d’Edward Everett Horton, ou ses pas précipités s’éloignant dans les couloirs, dans plusieurs films, ça et là, ainsi que ce « The war… people kill each other… » de la très touchante Carole Lombard ; et d’autre part, c’est aussi, comme écrit le grand cinéaste portuense (démesurément grand par rapport à son pays), notre ami, dans une des notes qu’il nous a laissé (intitulée O que fica, si ma mémoire ne me trahit pas) : la porte du Prince André. La porte que voit, croit voir le Prince André, déjà gravement affaibli, dans sa chambre, dans un des derniers chapitres de Guerre et Paix. Ce n’est pas gai. — Non. Il y a quelque chose d’effrayant, de terrifiant même. 

D’autres images auraient pu surgir —, surgirent, surgiront, surgiraient. Comme le rêve du marin. Comme le rêve du cinéma, c’est-à-dire de l’écran, cette surface blanche légèrement argentée : peut-être, les gens merveilleux de La Rosière de Pessac, le monsieur et ses plats servis de L’Affaire Colinet, la madame et le monsieur et leurs amis et amies de Le Scénario total, ces corps mondains élégamment chorégraphiés de Ritual in Tranfigured Time, et enfin d’Une fille dans chaque port, probablement le plus beau film marin du monde, ce plongeon inoubliable, nocturne, solitaire de Louise Brooks.

Propos recueillis par Marco Cipollini

 

 

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Fiche technique

Portugal, France / 2023 / 75’

Version originale : portugais
Sous-titres : français
Scénario : Fernando Pessoa, Yohei Yamakado
Image : Raphaël Rueb
Montage : Clara Wood
Musique : John Cage
Son : Raphaël Zucconi
Avec : Rita Senra

Production : Yohei Yamakado (Récit )
Contact : Yohei Yamakado

Filmographie :
La lyre à jamais illustra le taudis / 2018 / 32′
Amor Omnia / 2019 / 111′