Pouvez-vous nous parler de votre rencontre avec Fadhel Messaoudi ? L’idée de faire un film avec lui est-elle venue après son accident ?
J’ai rencontré Fadhel en 2019, le jour de la Fête de la Musique. Était-ce un hasard ? C’était sur le plateau de tournage du film de Jilani Saadi (le passeur avec les lunettes dans La Renaissance). Fadhel y jouait le rôle principal tandis que j’occupais le poste d’assistant réalisateur et accessoiriste. Après cette belle aventure, nous sommes restés en contact. Malheureusement, cette même année, le 16 décembre, il a été percuté par une voiture. Le tournage du film a débuté quelques jours seulement après cet incident.
Le double de Fadhel, revenu d’entre les morts, est Abou Hourayra, personnage éponyme d’un roman de Mahmoud Messadi. Qui est-il ? Pourquoi avoir choisi cette figure ?
Ainsi parlait Abou Hourayra de Mahmoud el Messadi est avant tout une rencontre avec un·e lecteur·ice qui incarne les caractéristiques d’un Don Quichotte. C’est aussi l’histoire d’un départ à l’aube vers l’inconnu, lequel représente sans aucun doute le voyage que nous entreprenons lorsque nous migrons quelque part. Fadhel, de son côté, est en quelque sorte un Don Quichotte de la vie. Ce livre a marqué sa jeunesse, comme le souligne l’extrait que nous citons dans le film. Il a été son livre de chevet.
C’est ainsi que l’idée d’associer le personnage du livre au point de vue subjectif du film a émergé. D’ailleurs, c’est Fadhel lui-même qui baptise son double Abou Hourayra au début du film. Cependant, il ne s’agit pas d’une copie conforme du livre. L’homme au casque est une entité à part entière, tant par l’histoire de Fadhel que par celle que j’ai imaginée pour lui.
Le film prend la forme d’un jeu vidéo, à la fois ludique et onirique. Vous représentez l’espace de l’au-delà, puis enfilez un casque de réalité virtuelle pour incarner Abou Hourayra. Pourriez-vous revenir sur ce dispositif et ce qu’il a impliqué dans votre rapport à Fadhel et dans la manière de tourner ?
En réalité, tout se mélange pour former un tout. L’idée de réaliser un film avec un casque de réalité virtuelle est un projet qui s’inscrit dans le cadre d’une thèse que je mène à l’Université de Paris 8, et que j’ai démarré quelques mois avant l’accident de Fadhel. À l’époque, j’étais en pleine recherche sur la physique quantique, et j’ai trouvé dans l’idée de la théorie du chat de Schrödinger le moyen d’exprimer, à travers cet espace astral où Fadhel se trouve au début du film, cet état de superposition, ni mort, ni vivant. On lui propose de retourner sur Terre car il a encore une mission à accomplir, et le casque est l’instrument qui permet ce retour.
Il fait également office de caméra pour moi. Assez rapidement, il a fallu inventer un personnage qui observe et interagit avec son environnement : il a des gants, une manette pour saisir les objets, il porte un pull à rayures rouges que j’ai récupéré sur le tournage de Jilani… Il lui fallait aussi bientôt un Oud, un téléphone, et ainsi de suite. C’est étrange de tourner avec un casque sur la tête, on peut saisir des objets, se déplacer différemment, un tout autre processus de tournage. Il fallait improviser le scénario sur le moment, s’adapter à ce qui se passait, mais toujours arriver le lendemain avec trois ou quatre pistes de l’évolution de l’histoire. Cette dimension du jeu vidéo, nous obligeait à composer avec les événements de la réalité en pensant à plusieurs scénarios possibles. Par exemple, aller chercher l’instrument de musique, revenir à la chambre, puis ouvrir d’autres espaces cachés et semés dans le film. Avec le covid, il a fallu être d’autant plus inventif.
Au départ, je sais bien que cela a dû sembler étrange à Fadhel de me voir venir tourner avec un casque de réalité virtuelle et de lui expliquer que j’incarnais son double. Je lui ai aussi fait porter le casque pour avoir son reflet dans le miroir. Nous avons même réalisé cela dans le métro, ce fut une expérience incroyable à vivre. Fadhel s’en est très bien sorti, et je lui suis reconnaissant pour ces plans, un vrai homme à la caméra…
Vous apparaissez à la fin du film, débarrassé de votre casque et intervenez en tant que cinéaste, non plus en tant que personnage, dans un dialogue avec Fadhel. Pourquoi ce choix ?
La matière du film est plastique, c’est-à-dire que je peux la modeler selon sa nature, la tordre et la retordre jusqu’à obtenir sa forme finale. Au départ, je n’avais aucune intention d’apparaître dans le film. Je faisais porter à Fadhel le casque et à chaque fois qu’apparaissait un reflet ou un miroir, je camouflais mes mains à travers des gants lumineux. Lors du montage, j’ai modifié ma voix pour qu’elle ne puisse pas être reconnue. Mon objectif était de raconter l’histoire de Fadhel et de son double qui revient d’un monde parallèle, même s’il était évident qu’il y avait quelqu’un derrière la caméra.
C’est pendant le montage que l’idée d’apparaître dans le film m’est venue, je dirais même à la toute fin du processus. Son origine est la lettre qu’Abou H trouve au milieu du film, entre deux pages du livre de M.M. Cette lettre est fictive, mais elle raconte tout de même une part de vérité. Initialement, j’avais le désir de faire écrire puis lire cette lettre par Fadhel, mais nous n’y sommes jamais parvenus. Ça ne fonctionnait pas, les mots ne sortaient pas, nous étions face à un mur. Cependant, je tenais à cette séquence, et nous avons parfois construit le récit autour de cette lettre. J’ai donc réfléchi à d’autres chemins, à d’autres possibilités. Il était évident que je ne pouvais pas l’écrire à la place de Fadhel, alors j’ai mélangé nos deux histoires, les petites choses que nous partageons autour de la question de l’immigration et de l’exil : le rêve, le travail, la rencontre avec le système, notamment la préfecture, la paperasse de cette administration, et surtout le fait d’être menacé d’expulsion, etc.
En effet, La Renaissance aborde aussi un angle de l’histoire de l’immigration tunisienne en France faite d’absurdités administratives et d’obstacles dans la possibilité de construire sa vie.
Oui. C’est pourquoi Abou H est une entité à part entière à travers ce croisement de voix, de visages et d’histoires. Dès lors, ma propre voix est devenue celle d’Abou H, et à travers lui, la voix de tous les exilés. De même, Fadhel est le visage, l’image, l’incarnation même de ces corps exilés. Nous avons parlé de choses personnelles, mais communes à plusieurs personnes, nous avons navigué entre l’intime et le collectif tout au long du film. L’accident de Fadhel et son état au début du film, avec un corps amoché et les jambes et les bras dans le plâtre, son cri de douleur et de souffrance, reflètent également cet exil et cet aspect de l’histoire de l’immigration. Finalement, mon apparition à la fin du film est le résultat de toutes ces choses. Lorsque Fadhel enlève son casque, nous brisons le dispositif, nous ouvrons une autre dimension. Quand il décide de retourner face à l’écran pour que je lui remette le casque, il n’y a plus de sens à retourner dans la peau et la fiction d’Abou H, le film touche à sa fin. J’ai monté cette séquence à la toute fin du processus et j’avais oublié ma réaction sur le moment. En la remettant, j’ai découvert pourquoi j’ai voulu faire ce film : rendre hommage à Fadhel, à son parcours, à son dévouement. J’espère avoir réussi à le faire, ne serait-ce qu’un tout petit peu. Je ne le remercierai jamais assez d’avoir accepté cette aventure cinématographique et j’espère que cela marquera le début d’un nouveau départ.
Propos recueillis par Louise Martin Papasian