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AN EVENING SONG (FOR THREE VOICES)

Graham Swon

Le triangle amoureux a fait les délices du cinéma, de la littérature comme de la presse people. Pour son second film (après The World is full of secrets qui explorait les ressorts de la peur), Graham Swon fait de cette trame simple le terreau d’une expérience de cinéma des plus singulières. Soit trois protagonistes en huis clos quelque part dans le Middle West, à la fin des années 1930 : Barbara, une autrice empêchée d’écrire depuis ses jeunes années ; Richard, son mari, auteur de romans de gare au succès mitigé ; et leur très pieuse bonne Martha (envoûtante Deragh Campbell). Avec ces ingrédients du mélodrame provincial et bourgeois (le film n’y renonce pas totalement), assortis de quelques pics de critique politique (l’homme s’en sort mieux socialement), Graham Swon emporte son film au plus loin du naturalisme. Les trois voix, entrelacées comme autant de chants du cygne, explorent les replis et les secrets du souvenir, des vies fantasmées, des pensées et des songes que l’on voudrait réparateurs. Obsessions, vies superposées, destins contrariés ou tragiques, le récit se fait fluide et mouvant, jouant de surimpressions et fondus, surjouant jusqu’au vertige les ambiances feutrées, sucrées, diaphanes ou nocturnes, ainsi que les formes revisitées du cinéma d’avant-guerre. Les flux de conscience (on songe aux Vagues de Virginia Woolf) se rencontrent pour se dissoudre autant que nous égarer. Ces histoires d’amour et de frustrations dessinent certes le portrait d’une certaine Amérique passée, mais aussi tout un champ du cinéma, transporté vers de lointains rivages.

Nicolas Feodoroff

Votre premier long métrage, The World is Full of Secrets, remonte à 2018. Votre second, An Evening Song (For Three Voices), est un film d’époque qui se déroule en 1939. Pourquoi avez-vous choisi d’explorer cette période en particulier ?

The World is Full of Secrets se passe en 1996, et An Evening Song se déroule à la fin de l’été 1939, mais je ne les considère pas comme des films d’époque traditionnels ; ils se situent dans des univers imaginaires et volontairement artificiels. Je pense qu’une certaine distance dans le temps peut aider les spectateurs à s’affranchir de leurs idées préconçues et laisse plus de place à la contemplation. J’ai choisi l’année 1939 parce qu’à bien des égards, elle constitue une année de transition, même si on ne le percevait pas ainsi sur le moment. Les États-Unis viennent de sortir de la Grande Dépression, l’industrialisation bat son plein. Dans le domaine de la culture, le système des grands studios hollywoodiens est à son apogée, tandis que le modernisme littéraire touche à sa fin. La Seconde Guerre mondiale va totalement bouleverser le monde, culturellement, socialement et économiquement. An Evening Song se déroule intégralement entre « la fin » et « le commencement », et je voulais que l’époque représentée renforce cette sensation.

Comment avez-vous développé le scénario ?

En 2018, mon ami Ted Fendt m’a donné cinq bobines de pellicule 35mm qu’il conservait dans son congélateur. Il partait s’installer en Allemagne et ne pouvait pas les emporter, il m’a donc proposé de les utiliser pour faire un film. J’avais envie de travailler sur les derniers spécimens recensés, les individus qui sont les derniers de leur espèce et dont la disparition marquera l’extinction de celle-ci. Je voulais dresser un parallèle entre un être qui ne peut plus continuer à exister et un·e humain·e qui est aussi le dernier de son espèce. Utiliser de la pellicule périmée pour ce projet semblait tout indiqué d’un point de vue conceptuel. J’ai donc essayé d’écrire quelque chose de très court, mais le sujet n’a fait que croître de façon exponentielle et a fini par donner le scénario de An Evening Song. Les idées principales du film m’ont été inspirées par l’étude des trois spécimens (un·e humain·e, un animal, une plante) mentionné·e·s sur le memento qui apparaît à la fin du film.

Vous avez construit An Evening Song autour de trois personnages, trois voix qui s’entremêlent et se superposent à différents moments. Pourquoi avoir choisi ce style de narration ?

J’adore la sensation d’une voix désincarnée qui vient nous parler à l’oreille. C’est très apaisant, un peu comme les histoires qu’on lit aux enfants le soir pour les endormir. Au cinéma, le·la narrateur·ice est généralement une seule personne, parfois omniprésente, ou qui peut aussi être un personnage de l’histoire. Je voulais que la structure de An Evening Song se rapproche de celle d’un roman, dans lequel les pensées de plusieurs personnages pourraient se déployer simultanément pour faire avancer le récit. Le film se concentre davantage sur le monde intérieur des personnages que sur une action individuelle en particulier. À tel point que pendant les phases du tournage et du montage, je me suis souvent surpris à réduire l’action pour me concentrer sur ce qui se passe dans la tête de chaque personnage. C’était très important à mes yeux que nous percevions Richard et Barbara non seulement comme des personnes, mais aussi comme des écrivain·e·s. Je pense que leur narration offre un avant-goût de ce à quoi ressemblerait la lecture de leur œuvre. Martha n’est pas une romancière au sens strict, mais elle est l’autrice de cette histoire, qu’elle le réalise ou non.

L’esthétique du film est hors du commun, en particulier la photographie. Pouvez-vous expliquer votre démarche ? 

La photographie du film est très spécifique. Nous avons utilisé du matériel mis au point spécialement par Barton Cortright, le directeur de la photographie, et moi-même. Au cœur du dispositif : un appareil photo grand format 4×5, couplé à une caméra numérique fixée à l’arrière de l’appareil pour enregistrer directement les images sur l’écran de mise au point en verre dépoli. La caméra numérique n’est donc là que pour enregistrer les images créées par l’appareil photo grand format. Ce dispositif produit des images délicatement texturées, avec un effet de vignettage assez prononcé du fait de la projection de l’objectif. 

Vous utilisez aussi des images en surimpression et des fondus enchaînés. Comment avez-vous abordé le montage de ce mélodrame impressionniste ?

Les fondus et les surimpressions faisaient partie du concept dès le départ. J’avais déjà utilisé ces techniques pour le montage de mon premier film, et je voulais les pousser encore plus loin pour An Evening Song. Quand Rae Swon et moi dessinions les storyboards, et quand Barton et moi mettions au point le cadrage, j’ai gardé cela en tête en préparant des images qui se superposeraient pour créer quelque chose de nouveau. Ce travail de préparation était essentiel pour que les nouvelles images aient une structure cohérente et soient porteuses de sens, et pour que le résultat ne soit pas trop chargé ou chaotique. Je voulais que le film ait une atmosphère hypnotique, comme une vision dans un état de transe ou de rêve. L’objectif était de créer un flot continu d’images qui se fondent les unes dans les autres, qui soulignent la fluidité de la voix des narrateurs et permettent au spectateur de se perdre dans les images.

Comment avez-vous choisi les trois acteurs ?

Dans un film comme celui-ci, qui est presque un huis clos, la distribution est absolument essentielle. Les trois acteur·ice·s principaux m’ont séduit par leurs qualités individuelles. Je voulais que chacun d’eux ait une façon très distincte de parler et de se mouvoir. C’était un équilibre difficile à atteindre : si leurs énergies étaient trop similaires, le film risquait de devenir monotone, mais si elles étaient trop différentes, cela risquait de rompre la cohérence de cet univers. Deragh, Hannah et Peter sont des interprètes d’une intelligence remarquable, qui exercent par ailleurs en tant qu’auteur·ice·s et réalisateur·ice·s. J’ai voulu leur laisser une grande liberté dans leur façon d’aborder leurs personnages, et j’avais toute confiance en leur instinct et en leurs propositions.  

Comment s’est passée votre collaboration avec la compositrice Rachel Evans pour la création de la bande originale du film ?

J’ai découvert la musique de Rachel, qu’elle publie principalement sous le nom de Motion Sickness of Time Travel, complètement par hasard. Elle m’a tout de suite captivé. Plus je me plongeais dans son œuvre foisonnante, plus j’étais fasciné. J’écoute sa musique quand j’écris, ses morceaux sont donc devenus naturellement la bande-son du projet lorsque j’ai créé le scénario, sa musique a nourri non seulement le résultat final, mais aussi toutes les étapes de son élaboration. Pour l’écriture de la bande originale en tant que telle, nous avons beaucoup échangé. Rachel regardait les images que nous avions tournées en improvisant des morceaux, je les intégrais à mon tour au film avant de lui renvoyer les images, elle improvisait à nouveau et ainsi de suite. Après avoir échangé ainsi pendant plusieurs mois, nous sommes arrivés à la composition finale. La musique du film est donc le fruit d’un lent travail de superposition, tout comme l’image. 

Propos recueillis par Olivier Pierre

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Fiche technique

États-Unis / 2023 / 86'

Musique : Rachel Evans
Avec : Deragh Campbell, Hannah Gross, Peter Vack

Production : Graham Swon (Ravenser Odd), Lio Sigerson (Ravenser Odd), Jeremy Ungar (other Desert Cities), Mustafa Uzuner (Acephale)