Entretien avec Joanna Grudzinska
Votre premier long métrage, Révolution École 1918-1939, retraçait l’histoire de pédagogies alternatives dans l’entre-deux-guerres. Quelles étaient vos motivations pour Tout de moi ne disparaîtra pas, qui évoque la vie et l’œuvre de la poétesse polonaise Zuzanna Ginczanka ?
Zuzanna Ginczanka a longtemps été oubliée, puis elle est réapparue à la fin des années 90, et avec elle les destins oubliés des juifs de Pologne « disparus ». Grâce à sa qualité de poétesse, elle documente sa disparition. Et pour qui s’y intéresse, renaît sous sa plume son monde de jeune fille dans la Pologne des années 20 et 30. C’est donc d’abord un témoignage très rare d’une jeune femme sur un territoire, qui combine les influences, produit une culture, et disparaît, assassinée. Ces processus d’apparition et de disparition, y compris chez moi, puisque je l’avais oubliée aussi, m’ont fascinée. Tel un « dibbouk » (démon présent dans un corps), elle semblait hanter le monde, et constituer un paradigme dans l’histoire de la Pologne, comme femme, juive, poétesse.
Comment avez-vous développé avec Maya Haffar le scénario, qui commence par le récit de la fin de sa vie, associe des recherches historiques avec des documents, des dessins, des photos, des lectures, des comédiennes ?
Plus nous progressions dans la lecture des poèmes et les bribes de son existence qu’ils racontaient, plus il nous semblait impossible de la réduire à une victime de la Shoah en racontant son histoire de manière chronologique. Par contre, si on partait de la fin, de sa mort, et que l’on remontait le cours de sa vie, comme le cours d’une rivière, on allait à la rencontre de mystères inexplorés en termes de narration. En procédant de manière antichronologique, on défait la logique de l’Histoire, et donc de la mémoire qui l’avait exclue. Son identité transgressive trouvait dans cette structure anhistorique une actualité. Au montage, avec Rodolphe Molla, tout a pris un sens inédit puisqu’on s’est tenus au scénario (à sa structure) : si tout est raconté « à l’envers », alors tout « arrive » – le document et la fiction avancent ensemble. Depuis que la guerre a commencé, toute la partie ukrainienne prend encore une autre ampleur, les temporalités sont encore différentes, la Seconde Guerre mondiale, qui était révolue avant le 24 février, connaît une sorte d’actualisation, un déplacement historique.
Comment avez-vous abordé les séquences avec les historiens et la chercheuse en littérature ?
L’historienne des archives du procès de Chominowa, la dénonciatrice, appartient à un courant historique : « la nouvelle école de la Shoah », qui examine les destins des juifs polonais à l’aune de leurs micro-histoires, de leurs récits, longtemps ignorés, très clairs sur la réalité du traitement que leur ont réservé les Polonais. C’est aujourd’hui un courant attaqué par le gouvernement d’extrême droite en place depuis sept ans, qui refuse « d’avoir honte », et revient sur des acquis historiographiques majeurs. Dans son poème Non Omnis Moriar, Zuzanna dit bien comme elle a été dénoncée, et raconte le déchirement de la trahison générale qu’elle vit. Que ce poème se soit retrouvé comme pièce à conviction dans un procès et au centre de cette histoire pendant longtemps, c’est l’historicité de son œuvre.
Faire exister et vibrer ses poèmes au cinéma, était-ce également une gageure ?
La poésie de Zuzanna Ginczanka a une grande force performative. La poétesse s’adresse directement et pleinement à ses lecteurs. Zuzanna elle-même pratiquait la performance, il lui arrivait souvent d’arriver déguisée à des soirées, c’était un personnage de la nuit varsovienne. J’ai redécouvert ma langue natale avec elle, son ironie, sa beauté, son rythme surtout. Ses poèmes imposent un rythme au film, son rythme. J’ai parié qu’elle était en beaucoup de femmes polonaises aujourd’hui, j’ai parié que je la trouverais tapie au creux d’adolescentes qui vivent là où elle a grandi, à Rivne, en Ukraine, et j’ai cru à ces paris. J’étais curieuse de leurs voix, de ce qu’elles allaient dire de Zuzanna en ventriloques.
Comment avez-vous choisi et mis en scène ces textes ?
Il s’agit de la traduction vers l’ukrainien des poésies de jeunesse de Zuzanna Ginczanka, écrites en polonais à ces endroits. Suivant de manière littérale sa trajectoire, je me suis rendue dans le village où elle a grandi et écrit des poèmes comme Virginité, ou Femme, alors qu’elle n’a pas seize ans. J’y ai rencontré des adolescentes dans un cours de théâtre, du même âge qu’elle, et leur ai fait découvrir la poétesse. J’ai alors « entendu » le russe et l’ukrainien dans ses poèmes, l’apport mélodieux de ces langues.
Quelles étaient vos directions pour les scènes jouées par Agnieszka Przepiórska ? Celles des répétitions au théâtre avec d’autres comédiennes étaient-elles improvisées ?
La scène théâtrale polonaise est très riche, il y a une tradition d’excellence et de liberté très forte et inscrite. Agnieszka Przepiórska jouait une pièce sur Zuzanna Ginczanka, elle l’interprétait déjà. J’ai voulu avec elle faire le contrechamp cinématographique de son travail théâtral, travailler les instants, les moments d’intimité, par fragments. Au contraire, j’ai souhaité dans la scène de théâtre amener les comédiennes à performer la poétesse dans un lieu abstrait, sans référent. Nous nous sommes enfermées un petit temps avec des textes de Zuzanna, ses poèmes mais aussi des chroniques, des aphorismes, des petits dialogues qu’elle publiait dans les revues, et nous avons fait « circuler » ces écrits, essayé des choses, et filmé.
Les différentes villes et lieux tiennent une place importante dans le déroulement du récit. Dans quelle mesure vous ont-ils permis de vous rapprocher de l’existence de la jeune poétesse ?
Le pays qu’a parcouru Zuzanna n’existe plus. Il s’agit de la Pologne de l’entre-deux-guerres, seule période souveraine pour le pays entre les empires et le bloc de l’Est. C’est un pays entre la Pologne actuelle et l’Ukraine actuelle. Pour rencontrer Zuzanna, il fallait faire revivre un pays disparu à l’identité mouvante et oscillante.
Pouvez-vous nous parler de vos choix musicaux, en particulier du travail avec l’auteur-compositeur Julien Ribot et l’utilisation de la chanson du groupe Mansfield. TYA ?
J’ai travaillé avec Julien Ribot en amont de l’écriture du film, j’avais besoin d’un écrin musical, d’une langue supplémentaire qui prenne en compte l’époque et qui parle de la puissance émotionnelle de la poétesse, de son amour. Pour le titre Ni morte ni connue de Mansfield.TYA, c’est en cours de montage que nous l’avons découvert. Nous avions cette scène de danse des actrices, électrisées par ce tournage en pleine pandémie ! Le morceau dit bien la dureté et l’énergie de ces mois qu’a vécus Zuzanna, mois de création, de rencontres, de solitude… Même le titre est idéal : « Ni morte ni connue ».
Dans la séquence finale, lors d’une manifestation à Varsovie en 2020 pour le droit à l’avortement le portrait de Zuzanna Ginczanka est brandi et un de ses poèmes est lu. Son œuvre semble résonner au présent en Pologne et garder intacte sa force poétique et politique.
Les manifestations étaient quotidiennes, et c’est moi qui ai convoqué le portrait et le poème La Révolte des filles de 15 ans, dans lequel elle réclame « les droits biologiques », la fin de l’hypocrisie. Pour les manifestantes, c’était une évidence. Les droits des femmes ne sont toujours pas reconnus aujourd’hui en Pologne et connaissent le recul que nous savons de l’autre côté de l’Atlantique. Sa colère et sa sidération sont les nôtres.
Propos recueillis par Olivier Pierre