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SITE OF PASSAGE

Lucy Kerr

Des voix murmurées annoncent la mort d’une fille. Autour d’elle, des adolescentes, agenouillées la regardent, concentrées. À nouveau, elles chuchotent et répètent en chœur « light as a feather, stiff as a board » (léger comme une plume, raide comme une planche), formule magique tirée du fond des âges accompagnant le porté de son corps, en quasi lévitation. On est dans le salon d’une maison, faiblement éclairé, des bougies disposées un peu partout, du pop-corn renversé sur le canapé. D’emblée, Site of Passage évoque par ses motifs et son décor les teen movies mettant en scène des jeunes sorcières et les films d’horreurs des années 80 et 90, où la pyjama party vire à l’angoisse. Dans Crashing Waves (FID 2021) Lucy Kerr faisait de l’envers des images, tirées d’un cinéma de genre, son objet d’étude. C’est à la réduction qu’elle s’applique dans ce film, en évidant son décor de toute épouvante pour n’en retenir que la trace invisible et la suggérer, dans un geste bref et dépouillé. Ici, pas d’histoires morbides mais une série de mystérieux gestes, effectués par six adolescentes aux visages angéliques. La légèreté des jeux auxquels elles s’adonnent offre un contrepoint à l’horreur fantasmée, malgré la persistance d’une inquiétante étrangeté. Aux craquements du parquet causés par le mouvement des jeunes filles, le traitement sonore minimaliste ajoute un bruit de fond continu, celui de la machinerie du cinéma, présence fantomatique au milieu de la pièce. Une dernière image les montre s’affaisser et se redresser, se soutenir mutuellement, dans un jeu de poids et contrepoids. Lucy Kerr offre une variation chorégraphique suspendue dans le temps, et figure la sororité adolescente dans l’union ritualisée. Comme dans ce tableau final, où les couleurs pastel viennent se fondre dans le ballet des corps entremêlés, qui, dans ce lieu de passage, ne semblent faire plus qu’un.
(Louise Martin Papasian) Lucy Kerr

Entretien avec Lucy Kerr

Vous écrivez que Site of Passage est « une étude chorégraphique sur les jeux de jeunes filles et les réseaux sémiotiques interdépendants uniques que ces jeux créent ». D’où est venu votre intérêt pour ce sujet et quelle était la genèse du film ?

Le film a commencé par la découverte sur YouTube d’un jeu appelé « Four Girl Chair Trick », le dernier jeu auquel jouent les filles. Dans ce jeu, quatre personnes s’assoient sur des chaises, se penchent en arrière et s’allongent sur les genoux les unes sur les autres, puis une personne extérieure tire les chaises, et les quatre personnes semblent léviter les unes avec les autres. J’ai été fascinée par ce jeu et par la façon dont les jeunes femmes semblaient se soutenir, mais aussi se limiter simultanément, d’une manière à la fois physique et politique. J’ai réalisé une performance à partir de ce jeu avec des interprètes adultes, qui est plus abstraite, et qui a inspiré ce court métrage, qui se déroule plutôt dans l’environnement d’une soirée pyjama. J’ai collaboré avec les jeunes femmes pour trouver d’autres jeux, comme « Light as a feather, stiff as a board » (léger comme une plume, raide comme une planche) et « The object game » (Le jeu des objets), auxquels elles jouent également dans le film.

Comment avez-vous rencontré les jeunes protagonistes du film, et comment avez-vous travaillé avec elles pour élaborer les performances ?

Comme j’ai réalisé ce film au cours de mes études à CalArts, à Los Angeles, et qu’il y a beaucoup de jeunes gens intéressés par le métier d’acteur dans cette ville, il n’a pas été trop difficile de trouver des personnes par le biais du site backstage.com. De plus, une fois que j’ai trouvé quelques jeunes filles, elles ont invité des amies à elles à participer au projet. Je savais que je voulais construire le film comme une série de jeux rituels, mais beaucoup des jeux que j’ai appris, comme le deuxième, « le jeu de l’objet », sont venus des filles elles-mêmes, et de leurs expériences.

Le film s’ouvre avec ce qui semble être un rite funéraire. Comment cette idée a-t-elle germé ?

Mes amies et moi aimions jouer à la planche Ouija, faire des séances de spiritisme, et pratiquer la sorcellerie. L’idée que des jeunes femmes se réunissent pour conjurer des entités invisibles, et l’association de cette pratique avec la subversion contre la culture chrétienne dans laquelle j’ai grandi au Texas, étaient particulièrement inspirantes d’un point de vue cinématographique pour moi. Après avoir trouvé « Four Girl Chair Trick », j’ai fait des recherches sur « Light as a feather, stiff as a board » et j’ai appris que ce jeu avait vu le jour au Moyen ge, au temps de la peste noire, lorsque de nombreux cadavres jonchaient les rivières dans les villes. Les enfants voyaient la mort tous les jours, et le jeu a commencé de manière ludique, pour parler de la mort. Les enfants, en particulier les jeunes filles, récitaient le chant que je montre dans le film tout en jouant au jeu, et inventaient des histoires sur la façon dont la personne lévitant avait pu mourir.

Si, d’une part, le film évoque la dimension temporelle du passage, d’autre part le titre souligne la dimension spatiale. Et en effet, le film se déroule entièrement dans un salon. Pouvez-vous commenter ce choix ?

J’ai commencé avec l’idée de jeux et de rituels, et nous avons longtemps lutté pour savoir où les jeux se dérouleraient, en cherchant des Airbnb, etc., mais c’était beaucoup trop cher et il était impossible d’y amener la Dolly Fisher de CalArts. Alex, le directeur de la photographie, a donc suggéré le décor de CalArts, un décor très bizarre censé ressembler à une maison, mais qui ressemble vraiment à un décor bon marché et démodé. Le chef décorateur, Tim Nicholas, a fait en sorte que l’espace ressemble davantage à un salon en apportant des meubles, des rideaux, des accessoires, etc. Finalement, l’espace semblait suspendu dans le temps, la pièce étant noyée dans l’obscurité. Cela a donné à la fois l’impression d’un espace où une soirée pyjama pourrait se dérouler, et le sentiment légèrement artificiel qu’il pourrait s’agir d’un décor – c’est étrange d’une certaine manière. J’étais satisfaite des rites de passage temporels dans l’espace et du fait que l’espace ressemblait à un lieu, presque à une église. D’où le nom de Site of Passage, et non de Rite of Passage.

Le sentiment d’unité et d’intimité est également renforcé par l’éclairage et l’utilisation exclusive du son direct. Ces choix étaient-ils prévus dès le départ ? Pouvez-vous nous en dire plus sur la façon dont vous avez travaillé sur la photographie du film, tourné en 16mm ?

La lumière a été composée en grande partie par Alex. Il voulait que cela ressemble plus à un salon qu’à un décor, nous n’avons utilisé qu’une seule lumière au plafond et d’autres derrière les fausses fenêtres, pour obtenir le sentiment étrangement réaliste/artificiel de la mise en scène. Quant au son, je voulais qu’il soit très minimaliste, de sorte que le grincement du sol ou tout autre son supplémentaire, en dehors de ceux produits par les femmes et leurs corps, proviennent du mouvement de la Dolly et de la caméra, créant ainsi l’impression d’un fantôme dans la pièce avec les jeunes filles.

Propos recueillis par Marco Cipollini

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Fiche technique

États-Unis / 2022 / Couleur / 16 mm / 7’

Version originale : anglais
Sous-titres : français
Scénario : Lucy Kerr
Image : Alexey Kurbatov
Montage : Lucy Kerr
Son : Andrew Siedenburg
Avec : Reese Taylor, Presley Alexander, Loren Hanson, Madelin Wilson, Hannah Lee, Rachel Withers

Production : Lucy Kerr (Lost Horizon Films)

Filmographie :
Crashing Waves, 2021
Sensible Ecstasy, 2019
Lydon, 2018.

ENTRETIEN AVEC LA RÉALISATRICE