• Compétition Internationale

DESVĺO DE NOCHE

NIGHT DETOUR

Ariane Falardeau St-Amour

Paul Chotel

Une nuit noire et épaisse, furtivement traversée par la lumière d’une ampoule aussitôt éteinte. Ainsi entre-t-on dans Desvío de noche, dérive sensorielle en deux mouvements, qui fait de l’obscurité et de la disparition ses leitmotiv. L’intrigue se déroule dans un village paradisiaque de la côte ouest mexicaine. D’un côté, l’Océan Pacifique, immense, agité, menaçant, de l’autre, une jungle tropicale, luxuriante, dense et peuplée d’animaux. De là est originaire Violeta Martinez, jeune patineuse artistique disparue – fait divers prétexte à cette divagation –, sur les traces de laquelle s’engage une journaliste canadienne. A peine visible, de dos, ou de loin, fondue dans l’atmosphère chaude et ouatée, celle-ci conduit en off le récit de son enquête, suivant les lignes serpentines des mythes et histoires locales. Autochtones, touristes, hippies échoués sur la plage, tous, pris dans la même torpeur, semblent avoir perdu la mémoire quand il s’agit de parler de Violeta… Car « ici, face à la mer, on oublie tout ». Porté par une bande-son synthétique et enchanteresse façon 70’s, Desvío de noche use des codes du film noir et du fantastique pour brouiller les frontières entre fiction et réel. La caméra, discrète détective, glisse lentement, observe de loin, guette les indices à travers les jalousies ou entre les feuillages. Suivant le chemin de deux hommes aux visages sculptés par le vent et le soleil, la narratrice et journaliste s’enfonce dans la forêt. Un peu moins d’une heure après le début, au moment du véritable détour dans la nuit (Desvío de noche), l’apparition du titre sur l’écran ne marque pas une rupture mais précipite l’absorption de ses personnages dans les méandres de cette jungle où s’estompe toute perspective. Le film, sans un mot et dans la seule rumeur d’une nature omniprésente, observe le passage d’un monde à l’autre et invite à s’y fondre. (Louise Martin Papasian)Ariane Falardeau St-Amour Paul Chotel

Entretien avec Ariane Falardeau St-Amour et Paul Chotel

En suivant les traces de Violeta Martinez, une patineuse artistique mystérieusement disparue, le film nous emmène dans un petit village de la côte sud-ouest du Mexique, dont le nom ne sera toutefois pas indiqué. Comment avez-vous découvert ce lieu et pourquoi avez-vous décidé d’y situer le film, sans fournir de références géographiques précises ?

C’est par hasard que nous avons découvert le village de Zipolite, où a été tournée la majeure partie des scènes. L’envie de faire un film est née de notre rencontre avec certains de ces habitants. Nous voulions passer plus de temps avec eux, et apprendre à les connaître. Le cinéma peut être parfois une bonne excuse pour créer un contexte de rencontre. Ce fut la nôtre. La plupart de ces personnes forment le casting principal du film, ou l’ont grandement inspiré. C’est ensuite par une démarche de recherche documentaire que nous avons appris à connaître le village et son histoire plus en profondeur. Au fil du temps passé là-bas, nous avons ressenti le besoin de nous éloigner du réel en créant un village fictionnel où allaient se mélanger des histoires qu’on nous avait racontées et d’autres inventées. Le nom du lieu s’est effacé au cours de ce processus.

La figure de la journaliste canadienne qui enquête sur cette disparition reste tout aussi insaisissable, presque comme une présence fantasmagorique dont nous entendons essentiellement la voix sans que son image nous soit véritablement restituée. Pourquoi avez-vous opté pour ce traitement ?

Plusieurs raisons ont motivé ce choix. À bien des égards, nous partagions le point de vue de la journaliste. Toute notre maladresse, notre naïveté, toutes nos rencontres manquées et ratées ont nourri sa partie. On ne sentait pas la nécessité d’en faire un personnage à part entière mais plutôt un vecteur qui nous guiderait à travers son enquête. Sa présence se ressentirait dans la manière dont nous allions la filmer. Elle est à la fois le personnage principal du film mais aussi toujours en périphérie. Enlever la journaliste du film, c’était pour nous, donner plus de place aux autres protagonistes. Plus concrètement, le fait de ne pas montrer la journaliste nous dotait d’une grande flexibilité et d’une grande liberté lors du tournage, nous pouvions ainsi être prêt à tourner à tout moment mais surtout sans aucune pression. Dans un contexte de production plus classique, il aurait été impossible pour nous de faire Desvío de noche. Puis il y a cette idée toute simple : on ne se perçoit jamais vraiment dans son propre souvenir. Nos souvenirs sont sélectifs, ils nous en disent plus sur nous que sur ce qui s’est réellement passé. Ne pas voir la journaliste amène un doute sur la véracité de ce qui nous est montré.

Dans cette recherche, le point de vue de la caméra est souvent ambigu, et si initialement elle semble nous montrer les « souvenirs déformés, les impressions vagues » que la journaliste conserve de son voyage, au fil du temps, les points de vue de plusieurs observateurs furtifs semblent venir se croiser. Pouvez-vous nous dire quelles sont les idées qui ont guidé la direction de la photographie ?

C’est l’envie de faire non pas un film d’aventure mais une aventure du regard. Nous voulions que la direction de photographie permette de sentir le changement de perception des événements au fil du film. Dans la première partie, nous avons travaillé sur le hors champ, l’obstruction, les reflets, afin de poser un regard oblique sur le village. Comme si l’on n’avait pas accès à la totalité des choses. Dans la deuxième partie, les éléments qui habitaient l’arrière-plan de la première partie sont ramenés en avant-plan. Notre façon de cadrer l’espace est plus large, moins stylisée, afin d’amener un regard différent sur l’espace mais aussi le temps. Notre imaginaire s’est construit avec les histoires qu’on nous racontait, chacun avait sa version et impossible de savoir quelle était la vraie. Nous souhaitions donc explorer différentes perspectives mais aussi emprunter à différents genres et codes cinématographiques afin de refléter les différents visages du village.

Bien plus que de simples figurants, les habitants de ce lieu jouent un rôle de premier plan. Comment les avez-vous impliqués dans le projet et comment avez-vous travaillé ensemble ?

En fait, tout a commencé avec des rencontres marquantes, ensuite est venue l’écriture du scénario. Les habitants du village ont toujours été au centre du processus. Nous avons créé avec eux des rôles très proches de ce qu’ils sont réellement. Le développement a été assez long, fait de nombreuses rencontres, répétitions et ajustements. Cela a particulièrement été le cas avec Abdallah Touaïmia et Ricardo Flores Aguirre qui portent presque à eux seuls la deuxième partie du film. Nous arrivions avec une structure de scène dont nous discutions avec eux, nous tournions en laissant beaucoup de place à l’improvisation pour ensuite réécrire ces scènes en s’inspirant de ce matériel. Nous tournions à nouveau leurs scènes, plusieurs fois, parfois à plusieurs semaines d’intervalle et tranquillement nous trouvions ensemble le ton, la bonne façon de filmer.

Aux deux tiers du film environ, nous abandonnons ce qui semblait être le fil conducteur, pour faire un détour, comme le suggère justement le titre. Comment cette idée a-t-elle germé ? L’avez-vous imaginée dès le départ ?

Cette idée d’un film en deux parties était là depuis le début du projet. Nous sentions que ce village, son expérience, ne pouvait être dépeinte d’une seule manière. Que les lieux ne se révèlent pas à nous comme ça et qu’une partie du village nous resterait toujours incomprise. La deuxième partie s’est toujours voulue avec peu de mots, peu de révélations, juste le temps et la vie qui passe. Nous avions envie d’amener une deuxième perspective sur le village et de quitter la journaliste et son enquête.

Dans cette deuxième partie, nous observons un duo singulier aux prises avec une activité qui reste mystérieuse. Une forme de résistance contre l’effondrement d’un rêve utopique ?

Exactement ! C’est une manière de vivre cette deuxième partie qui nous parle beaucoup mais il y a plusieurs manières de l’interpréter. Nous avons voulu laisser énormément de place au duo formé par Abdul et Richie. Sans vouloir trop en dire, sans vouloir leur imposer trop de texte, en essayant de capter leur présence incroyable. Filmer cette deuxième partie a été extrêmement agréable. Un travail de subtilité, où le souci des regards, des petits mouvements, du silence était primordial. Nous nous sommes laissés envelopper dans leur nuit.

Propos recueillis par Marco Cipollini

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Fiche technique

Canada / 2022 / Couleur / 97’

Version originale : espagnol, français
Sous-titres : anglais, français
Scénario : Ariane Falardeau St-Amour, Paul Chotel
Image : Ariane Falardeau St-Amour
Montage : Paul Chotel, Omar Elhamy
Musique : Gabriel Chwojnik
Son : Julián Darby Carmona, Samuel Gagnon-Thibodeau
Avec : Abdellatif Touaïmia, Ricardo Flores Aguirre, Martine Francke, Marie Brassard, Janet Martinez Aragón, Carlos Gerardo Ticó Moreno, Alma Aguilar Peralta, Sylviane Le Metais, Álvaro Rojo, Santiago Bustamante Vasquez, Saul Javier Coronel Buaun, Esteban Cabrera Reyes, Luis Roberto Ordaz Rodriguez

Production : Jeanne Dupuis, Omar Elhamy, Simon Allard (9401-1863 Québec Inc.).