• Compétition Française

DE LA CONQUÊTE

ABOUT THE CONQUEST

Franssou Prenant

Un accostage célèbre : Alger La Blanche sous une lumière irradiante. Le tableau s’obscurcit avec la lecture, en off, du texte de capitulation du Dey d’Alger en 1830. De la conquête nous confronte à une page trop vite tournée du roman national français. Avec audace, Franssou Prenant rassemble une communauté de voix complices qui lisent sur un ton neutre une succession d’archives (rapports, témoignages, mémoires, considérations historiques, géographiques, urbanistiques…). Elles rapportent les étapes de la colonisation de l’Algérie par la France entre 1830 et 1848 et dessinent le paysage idéologique d’une entreprise d’anéantissement sidérante. Le film aurait pu s’intituler De la destruction. La réalisatrice bâtit ainsi un mémorial au moyen d’une opération commune à l’Histoire et au cinéma : le montage. Montage de textes : les mots de Victor Hugo, Ernest Renan, Tocqueville se mêlent à ceux de militaires, hauts dignitaires, brigadiers sans qu’il ne soit possible de distinguer les auteurs. Montage d’images ensuite qui fait résonner dans le présent les exactions et spoliations d’hier : en contrepoint d’un récit de meurtres, le film expose le paysage désolé d’un désert ou le sourire franc et innocent d’adolescents. Aux promesses de richesses qu’offrait l’Algérie colonisée répondent des plans d’un cœur parisien opulent et haussmannien. Nous voilà plongés dans un mouvement réflexif sur la nature de cette extraordinaire violence, soutenu par une dérive imagée dans l’Algérie contemporaine, nouée aux archives entendues par des jeux d’écarts et de rapprochements. L’empilement des textes met à jour tout autant l’imaginaire ethnocentriste et raciste que la logique froide d’exploitation économique qui ont présidé à la colonisation de l’Algérie et leurs irréversibles conséquences, que la société algérienne subit encore aujourd’hui.
(Claire Lasolle)Franssou Prenant

Entretien avec Franssou Prenant

Votre film propose une plongée au cœur de l’invasion de l’Algérie par la France entre 1830 et 1848, un sujet sensible et peu traité. Quelle a été la genèse de votre projet ?

Du fait du travail de mon père (géographe spécialiste de l’Algérie) et des prises de position pour l’indépendance de l’Algérie de mes parents, et plus généralement de mon entourage familial et amical, j’ai appris et compris très tôt ce qu’était le colonialisme. Plus tard, entre 1963 et 1966, j’ai vécu à Alger, y suivant mes parents. J’y suis retournée régulièrement jusqu’en 1980. Puis en 1999, par le hasard des circonstances, je suis revenue à Alger où j’ai vécu dix ans. Deux films en sont issus dont le second, Bienvenue à Madagascar, monté à Paris, revient sur ces dix années, de rencontres, découvertes, retrouvailles, explorations, rigolades, conversations, plaisirs, surprises, déceptions.
Il y a peu, n’ayant pas réussi à trouver de financements pour un film qui en demandait plus que d’ordinaire, j’ai raconté à un ami cinéaste, à lui qui avait pourtant été « porteur de valises » pendant la guerre d’Algérie, ce qu’avaient été les enfumades, formes rudimentaires et peu industrialisées, mais cependant efficaces, du gazage. J’ignore si cette pratique avait été utilisée avant, ailleurs, par et contre qui, ou si les hauts gradés de l’armée française d’Afrique en ont été les inventeurs. Il m’a alors dit : « Mais pourquoi ne fais-tu pas un film sur l’histoire de la colonisation de l’Algérie ? ». L’idée m’avait déjà trotté dans la tête sans que le geste ne suive. Cette histoire m’importe – et l’Histoire en général, sans une connaissance de laquelle on n’est pas à même de concevoir les engrenages et les mouvements du monde, et la façon dont on s’y fait rouler dans la farine. La conquête de l’Algérie par la France mérite d’être fouillée et exposée, tant elle a été lourde de suites et conséquences : colonisation de la moitié de l’Afrique, et modes de pensée en « métropole » dont les remugles se font encore plus forts ces temps-ci. Alors je m’y suis mise, partant du désir que j’avais de monter quatre plans longs d’Alger que j’aimais et n’avais pas réussi à placer dans Bienvenue à Madagascar.

Vous construisez De la conquête à partir d’archives textuelles de plusieurs provenances, toutes d’époque. D’où proviennent ces archives ? Comment avez-vous opéré vos choix et coupes dans les textes et leur montage ?

J’avais déjà lu sur le sujet. J’ai passé quelques mois supplémentaires à me documenter et relu des livres, dont ceux de Charles-André Julien et François Maspero. Grâce aux bibliographies, j’ai trouvé les références des ouvrages des auteurs cités, que je suis allée consulter. J’ai aussi contacté quelques chercheurs et lu leurs publications. J’ai ainsi collecté et glané les citations d’acteurs de cette conquête. Il y en avait beaucoup trop. J’ai donc opéré des choix, puis trié par thèmes. Je les ai organisées entre elles, en tentant de respecter au mieux la chronologie. Puis je les ai dites et enregistrées, et les ai agencées avec les images. De la conquête est bien évidemment ce que l’on appelle un film de montage, structuré à partir de matériaux préexistants. Mais je pourrais dire un film de montages au pluriel : celui des textes entre eux, celui des images entre elles, celui des textes avec les images, par matière, par mouvements, par association (au sens fouriériste du terme), pas uniquement par sens, et surtout pas en illustrations des textes ni commentaires des images. Je monte images et paroles conjointement, de front et dans un même élan. Je fais au montage en sorte que les combinaisons, concordances ou dissonances, adviennent, que les matières se heurtent, se résistent, se cèdent, se mêlent, se répercutent à distance, en échos et réponses déphasées. Je savais dès le début que le film serait en deux parties : la première traitant de la conquête du nord du pays et qui n’est autre qu’une tentative d’annihilation d’une population. La seconde advient après un interlude qui fait respiration, cassure, dans les flux d’images et de paroles. Elle est une sorte de gros plan et de retour en arrière sur la volonté première et immédiate, dès le débarquement de juillet 1830, de détruire la ville d’Alger, « la Casbah », projet qui n’est autre qu’une tentative d’effacement d’une culture, d’une civilisation et de leur remplacement. J’ai décidé d’arrêter le récit en 1848, alors que la conquête était loin d’être terminée. À partir de 1871 commence la colonisation intensive, de peuplement, bien que de misérables « soldats laboureurs » et de grandes propriétés aient été déjà installés. Mais l’essentiel des colons plus pauvres que riches arrivera à partir de ces dates-là. J’ai choisi 1848 également car ce sont les généraux de l’armée d’Afrique (Cavaignac, Bugeaud, Saint Arnaud…) qui ont fait la répression de l’insurrection parisienne de juin 1848. Bugeaud disait ainsi en Algérie : « Imitez Cavaignac, fumez-les à outrance, comme des renards. ». Il disait à Paris en 1848 : « Tirez-les comme des lapins. »

Pourquoi n’avez-vous pas identifié les auteurs des sources textuelles dans le cours même du film ? Quel était l’effet escompté ?

Les auteurs des textes sont identifiés dans le générique de fin, par ordre d’apparition. Comme la plupart d’entre eux reviennent plusieurs fois, il n’est pas évident de s’y retrouver. Les auteurs de ces citations sont en premier lieu des militaires – gouverneurs, officiers de divers rangs, simples soldats, directeur des bureaux arabes… – et en second lieu issus de la société civile – un littérateur anodin, un touriste, un géographe, des députés (dont Hugo), Fourier, le théoricien de la guerre de colonisation qu’est Tocqueville. Tous sont colonialistes et si certains sont « humanistes » et réprouvent les pratiques de l’armée, la plupart sont des tueurs, avides de galons, d’argent et de gloire, dans un intérêt personnel plus que pour la grandeur de la France qu’ils ont toujours à la bouche. Mais je ne voulais pas incruster le nom de chaque auteur dans l’image. Le film serait devenu un répertoire et l’image aurait été gâchée.

Ces archives sont lues par des voix off en intégralité masculines. Elles alternent de texte en texte. Comment avez-vous travaillé la lecture des textes (le rythme, le ton, l’alternance, le choix de voix uniquement masculines…) ?

Toutes les voix sont masculines car tous les auteurs en sont des hommes. Aucune femme n’a laissé de trace écrite. En tout cas je n’en ai pas trouvé.
Il n’y a pas de montage image d’un côté et de montage des voix d’un autre. J’ai mené l’ensemble de front, dans un même mouvement et en même temps. J’ai d’abord fabriqué un brouillon-maquette, avec ma propre voix pour déterminer la succession et l’harmonie logique des citations en regard des images qui de leur côté exigeaient place, rapprochement ou son contraire, répétition éloignée, réminiscence, combinaisons en séquence, surgissements inopinés, cherchant dés-ordre, dés-équilibre et rythme. Ensuite j’ai cherché des acteurs-locuteurs. J’ai d’abord fait un casting mental de voix parmi mes amis et connaissances afin de trouver les timbres adaptés mais hétérogènes. Puis, après quelques essais et répétitions, j’ai distribué les textes aux voix, et non pas les voix à un auteur, à deux exceptions près : les textes d’Abd el Kader et de ses cheikhs – le camps adverse – sont dits par la même personne, et une série de phrases courtes décrivant une seule et même campagne militaire du colonel Saint Arnaud, est dite par le même acteur. J’ai tenté de faire une sorte de partition, s’articulant tant sur les timbres de voix et les rythmes de lecture que sur ce que racontent les textes, les contradictions entre eux ou leur parenté, leur abondance et leur suspension : le silence.

Pouvez-vous nous éclairer sur la provenance de la matière visuelle de De la conquête ?

J’avais encore bien en tête les images non montées tournées à Alger en 2009-2010 qui ont été le matériau visuel de Bienvenue à Madagascar, puis j’ai tourné en 2017, dans l’intérieur de l’Algérie cette fois. D’autre part, j’avais fait numériser tout ce que j’ai filmé en Super 8 depuis 1986 jusqu’en 2004 – date de la suppression de la Kodachrome 40, ma pellicule d’élection – dont plusieurs heures tournées à Paris qui représente l’autre côté de la Méditerranée, celui des gouvernants français (obéis ou non par les officiers de l’armée d’invasion) ayant entamé et poursuivi cette conquête. Deux types de matériaux charpentent le film : des images déjà tournées : mes archives (pas d’images d’archives, pas de reconstitutions) et des citations, et uniquement celles-ci (pas d’interviews, pas de commentaire, pas de « spécialistes »). Tout cela est absolument et résolument anachronique et conjugue des images contemporaines à des textes du XIXème siècle, sans pour autant s’extraire de l’actualité. Il me semble que nombre des t(i)ares qui couronnent cette république française – libre, égalitaire et fraternelle… – ont à leur source cette conquête (et les précédentes et les suivantes).

Propos recueillis par Claire Lasolle

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Fiche technique

France / 2022 / 75’

Version originale : français
Sous-titres : anglais
Scénario : Franssou Prenant
Image : Franssou Prenant
Montage : Franssou Prenant
Son : Franssou Prenant
Production : Gaël Teicher (La Traverse)
Filmographie : Bienvenue à Madagascar, 2015
I am too sexy for my body, for my bo-ody, 2012.
Le jeu de l’oie du Professeur Poilibus, 2007
Reviens et prends moi, 2004
Sous le ciel lumineux de son pays natal, 2002
Paris, mon petit corps est bien las de ce grand monde, 2000
L’Escale de Guinée, 1987
Habibi, 1983
Paradis perdu, 1975
Julien, 2010
Guy Gilles et le temps désaccordé, 2008
Guy Gilles, photographies du temps d’avant, 2007
La Prisonnière du Pont-aux-Dions, 2006

ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR