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A VIDA SÃO DOIS DIAS

LIFE LASTS TWO DAYS

Leonardo Mouramateus

Un mystérieux manuscrit trouvé par hasard, des jumeaux, deux pays, des livres passant de mains en mains… Autant d’ingrédients que Leonardo Mouramateus istribue comme on le ferait avec des cartes. Allers et retours, bifurcations, jeu de faux miroirs entre les personnages, le cinéaste trouve un plaisir évident à nous perdre et à jouer des échos, comme avec les acteurs qui réapparaissent sous d’autres figures. En cinq chapitres consacrés chacun à une figure, comme dans un tarot – le château, le tricheur, l’halluciné, etc. –, le film nous mène de Rio de Janeiro à Lisbonne. Les fils se croisent, se tendent, se tordent ou ’enroulent. Un brouillage est orchestré mezzo voce, entre mises en abyme et discrètes énigmes distillées au fil du film : microglissements, correspondances secrètes, linéaments discrets. Ainsi le quotidien le plus imperceptible et sa routine peuvent-ils engendrer les situations les plus étranges, aux résonances joueuses, le récit s’amusant des causes et des effets. Les événements seraient comme les éléments d’un grand jeu, mais tout de légèreté. Ainsi semble le suggérer cette évocation de l’astrologie, à entendre comme métaphore des événements et de ce qui peut décider de leur enchaînement. Ce manège de palimpsestes et de correspondances témoigne d’un plaisir de l’invention, redoublé chez Leonardo Mouramateus d’un évident bonheur à fabriquer des images avec une grande économie de moyens. Rigueur des plans, humour des cadres, jeu de couleurs : ce film rappelle joyeusement que le cinéma permet de créer un monde de signes qu’il suffirait de prendre comme autant d’amorces de récits possibles. Un éloge de l’agencement avant toute chose ? Ainsi semblent le suggérer ces fleurs arrangées en délicats bouquets qui parsèment le film.
(Nicolas Feodoroff)

Entretien avec Leonardo Mouramateus

De manière délicate et ludique, A Vida São Dois Dias se développe autour du rapport complexe entre deux frères jumeaux (Rómulo et Orlando) qui se sont perdus de vue depuis longtemps. Quel a été le point de départ du film ?

Il est difficile de dire précisément d’où nous sommes partis, parce que certaines des histoires qui composent le film nous ont habités de nombreuses années. En fait, en 2017 je suis intervenu en tant que consultant en scénario pour Sol Alegria (de Mariah et Tavinho Teixeira), film dans lequel Mauro Soares et Mariah jouaient le rôle de frère et sœur. Juste après la première de Antonio One Two Three, Mauro et moi souhaitions continuer à tourner, pour prolonger certaines idées du premier long-métrage. Pour les besoins de Sol Alegria nous avons passé du temps au Brésil où le climat politique laissait déjà présager l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite. Par ailleurs, le Chikungunya était arrivé dans ma ville, Fortaleza. J’étais inquiet pour la santé de ma famille et de mes amis. C’était une période de grande euphorie et de grande mélancolie. Mauro et moi passions beaucoup de temps ensemble avec Mariah sur le plateau. C’était très agréable pour moi de les voir jouer ensemble en tant qu’acteurs alors même que notre amitié se renforçait. A la fin du tournage, il nous est apparu clairement à tous les trois que nous devions faire un film ensemble. Alors j’ai commencé à élaborer une structure dans laquelle les désillusions dont nous parlions pouvaient trouver leur place.
La possibilité de commencer à filmer s’est présentée cette même année. Nous avons profité d’un prix en nature d’un loueur de matériel et de notre présence à Rio de Janeiro pour filmer. Ça n’a fonctionné que parce que Fernanda Romero, la directrice de production, était aussi enthousiaste que nous. Les 20 premières minutes que nous avons tournées sont devenues le chapitre 1. Dès lors, nous avions en main les premiers éléments du jeu, ainsi qu’une excuse pour filmer plus de chapitres.

Les deux jumeaux, dont les personnalités diffèrent considérablement, vivent respectivement au Brésil et au Portugal, deux endroits que vous connaissez bien. La nature des deux frères reflète-t-elle dans une certaine mesure votre vision de ces deux pays ? Et plus généralement, comment avez-vous construit leurs personnages ?

L’idée de jumeaux est peut-être née dans notre cuisine, lorsqu’on parlait des clichés des feuilletons télévisés à l’eau de rose. C’est pourquoi nous avons imaginé un « gentil » et un « méchant ». Il ne serait pas faux non plus d’admettre que la maîtrise de l’accent brésilien de Mauro nous a inspirés. A peu près à la même période, nous avons eu vent de l’histoire d’une connaissance qui avait grandi séparée de son jumeau, l’un élevé par son père et l’autre par sa mère – ce genre de coïncidences nous amuse tout en nous incitant à creuser ces pistes.
Pour la composition des personnages, nous nous intéressons aux détails, aux gestes, plus qu’à la psychologie. Pour Orlando, par exemple, je voulais qu’il ait une moustache et le style de Patrick Cowley. Par conséquent, si l’un des jumeaux a une moustache, l’autre n’en aura pas. Si l’un écrit un roman, l’autre capitalisera dessus. L’anecdote des jumeaux nous a donné la base pour le dispositif dans son ensemble.
Un autre point important dans la composition des personnages a été la dynamique qu’ils instaurent avec la ville et les autres personnages. Nous découvrons la ville à travers les yeux des jumeaux et nous découvrons les jumeaux à travers leur façon d’investir le paysage. Il n’y a pas de parallélisme possible entre deux pays dont l’un exploite l’autre pendant des siècles. Bien plus que représenter le Portugal et le Brésil, les deux personnages incarnent le contraste entre l’étranger et le local. En raison des 8 années que j’ai passées loin de Fortaleza, je porte en moi cette étrangeté à la fois au Portugal et au Brésil.

Dans le film, leur reprise de contact se fait par le biais d’un manuscrit commencé par Rómulo, qui est complété par son frère Orlando, selon les règles du jeu littéraire du cadavre exquis. Ce processus reflète-t-il le travail d’écriture mis en place pour le scénario ? Si non, comment avez-vous collaboré avec Mauro Soares pour écrire le film ?

Le cadavre exquis n’a pas été notre méthode de travail, bien que ce soit l’impression qui se dégage du film au final. Cela résulte du fait que, même si nous avions une structure théorique, nous étions ouverts au retravail, à donner un nouveau sens à ce qui était derrière nous, et même au film en général, au fur et à mesure que nous avancions. Nous connaissions le paradigme de chaque chapitre mais nous ne savions pas exactement quelles pistes nous allions suivre.
C’est un défi de penser à une structure qui puisse intégrer tant de désirs tout en restant viable. Étant donné que ce film n’a pas un mode de production ou un scénario classique, tout est fait dans les limites entre le nécessaire et le possible. Pour des raisons économiques et esthétiques, nous sommes toujours dans un jeu, à construire de la fiction avec ce qui nous entoure.
La collaboration avec Mauro s’appuie sur notre vie de tous les jours. Les idées nous viennent quand on regarde un film ou quand on cuisine, et certaines d’entre elles survivent jusqu’au lendemain. Quand je me mets à lui décrire des situations, nous commençons à discuter de la mise en scène et du ton des personnages. Avant même le papier, l’écriture commence lors de longs échanges, scène par scène, et souvent sur le plateau, prise par prise – le film s’écrit dans ce corps à corps.

Le film, découpé en cinq chapitres, présente une structure en chiasme précise et surprenante, dans laquelle plusieurs strates s’entremêlent et se superposent. Pourriez-vous nous dire comment vous l’avez conçue ? Des solutions ont-elles été trouvées au montage ?

La structure du film reflète les chapitres d’un roman. Après tout, il s’agit d’un film sur des livres, et sur un en particulier, celui qu’écrit Romulo à son frère. L’idée que les chapitres puissent jouer avec les attentes du spectateur m’enthousiasmait : on voit une histoire ; puis on voit les mêmes acteurs jouer d’autres personnages ; puis on découvre que les deux histoires sont liées… et ainsi de suite jusqu’à la fin du film. Mais cette structure ne pouvait pas être un simple cadre, elle devait refléter la blessure principale dans l’histoire, le décalage entre ces deux frères.
Nous avons tourné entre 2017 et 2019, une année par lieu de tournage (Rio de Janeiro, Lisbonne, Fortaleza). Il était indispensable que le montage ait lieu au fur et à mesure du tournage – pour la première partie Tomás von der Osten, le monteur, était même sur le plateau. Bien que la succession des chapitres dans le film soit la même que celle qu’on avait imaginée, le rythme, le ton, le besoin de créer et de soustraire des scènes sont nés de ce processus de montage quasiment littéraire de Tomás.

L’entrelacement des histoires relève en grande partie du fait que certains acteurs, surtout Mauro Soares et Mariah Teixeira, jouent plusieurs rôles, selon une mécanique ludique qui parfois nous désoriente un peu. Comment avez-vous dirigé et travaillé avec les acteurs ?

Le fait que Mauro soit à la fois acteur et scénariste implique que le travail avec les acteurs existe dès la conception des personnages. L’idée de plusieurs rôles a dû venir d’une provocation de la part de ou pour Mariah (« Si Mauro joue deux rôles, Mariah en jouera trois ! »), qui semblait parfaitement logique. Voir les différentes interactions entre eux, jouer avec ce qui a déjà été vu, remarquer la différence entre ces postures fait partie du jeu de miroir que le film induit.
Dans un film comme celui-ci, il faut avoir différentes stratégies pour la direction d’acteurs dans chaque scène. Nous avons réuni des personnes aux parcours très différents. On trouve le ton au fur et à mesure, pendant les répétitions ou sur le plateau. Je suis attiré par le travail de certains réalisateurs (Renoir, Lubitsch…) qui n’essaient pas de donner un seul ton au jeu de l’ensemble de la distribution, mais préfèrent être le chef d’orchestre de ces différences. Le jeu de Mauro devient une sorte de diapason – puisque pour pratiquement toutes les scènes son personnage interagit avec d’autres – pour les différentes notes jouées par chaque interprète.

En un sens, cela donne l’impression que l’articulation du film suit sa propre musique. Et j’imagine que ce n’est pas un hasard si la musique et la composition musicale se matérialisent dans le film à des moments cruciaux, illustrant ce qui semble être l’esprit et l’atmosphère en coulisse. Comment ces scènes sont-elles nées et quel rôle la musique joue-t-elle pour vous ?

Un professeur de musique un jour m’a dit que Antonio One Two Three avait une structure musicale. J’en étais ravi car intimement je suis plus connecté au rythme, aux variations, qu’à la cohérence dramaturgique d’un scénario. Ce film a quelque chose du même ordre. Ici, j’ai réuni des collaborateurs de longue date, des amis avec lesquels je partage ma vie : Aline Belfort, Guilherme Farkas, Tomás von der Osten… Fernando Pereira Lopes, le compositeur, en fait partie. On aime Objekt autant que Bad Bunny.
Dans ce film, Rómulo, une sorte de troubadour, chante la musique. J’aimais l’idée qu’il ouvre son cœur non seulement à travers le livre qu’il a écrit mais aussi à travers la musique… Suite à nos discussions avec Fernando, des démos sont nées. J’ai écrit les paroles, que Mauro a interprétées à sa manière. J’ai l’impression que dans ces passages musicaux (au début et à la fin, mais aussi sur la piste de danse du bar) le film se met à nu. Un jour, il faudra que nous fassions une comédie musicale.

Propos recueillis par Marco Cipollini

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Fiche technique

Brésil / 2022 / Couleur / 82’

Version originale : portugais.
Sous-titres : anglais.
Scénario : Mauro Soares, Leonardo Mouramateus.
Image : Aline Belfort.
Montage : Tomás von der Osten.
Musique : Fernando Pereira Lopes.
Son : Guilherme Farkas.
Avec : Mauro Soares, Mariah Queiroz, Sara Hana, Nuno Lucas, Rita Azevedo Gomes.
Production : André Mielnik (Brasiliana), Clara Bastos (Praia À Noite).

Filmographie :
A Chuva Acalanta a Dor, 2020.
António Um Dois Três, 2017.
História de uma Pena, 2015.
A Festa e os Cães, 2015.