• Compétition Flash

CRASHING WAVES

Lucy Kerr

Lucy Kerr
« Il y a toujours ce contraste paradoxal entre la surface d’une image, qui semble sous contrôle, et la fabrique de sa production, qui contient inévitablement, à quelque degré, de la violence. » Cette citation d’Edward Said ouvre ce film simple et dense, manifeste de la complexité des images, décliné en trois temps.
1. Écran noir sur lequel une voix de femme raconte très posément le récit de la préparation puis de l’effectuation d’une cascade sur un tournage : une voiture et ses deux passagers chutent d’une falaise dans l’océan.
2. Tandis que la voix poursuit sa description du tournage et des risques mortels réels qui y sont pris, des vagues qui s’écrasent contre des rochers apparaissent en plan fixe. On comprend aussi que le noir initial, loin d’une coquetterie avant-gardiste, évoquait plutôt « la panique d’être coincée sous l’eau, dans le noir. » Du même coup, au fur et à mesure que la voix progresse, les vagues changent de signification. Bien autre qu’un simple décor naturel, elles apparaissent comme des broyeuses, à l’image de l’économie qui les
filme. Puis elles deviennent l’allégorie mouvante de la colère retenue de la réalisatrice : « poser des questions, c’est ça la vraie force… », dit la voix. Puis, métamorphose encore, les vagues figurent l’amour neuf entre ce couple de cascadeurs. Puis, le soulagement après l’action réussie. Puis la voix se tait et laisse les vagues seules, retournées simples flots, libres de commentaire après cette tempête de mots.
3. L’intérieur d’un décor : l’eau de l’océan est devenue suintement de douches, une jeune femme suspendue au plafond s’anime de gestes de possédée, tournage d’un épisode télé de l’Exorciste.
C’est bien sûr l’enchaînement de ces trois temps, la rigueur impeccable, impressionnante, de cette mécanique qui saisit. Très rare opération : cinéma à plein régime, passion du cinéma (qu’incarne cette possédée) exactement superposée et simultanée à l’analyse de ses conditions de possibilité. On attend avec impatience les futurs épisodes.
(Jean-Pierre Rehm)

Entretien avec Lucy Kerr

Dans votre film CRASHING WAVES, vous questionnez le cinéma et sa fabrication. Votre point de départ est constitué de nombreux témoignages de cascadeurs. Pourquoi vous êtes-vous intéressée à ces figures de l’ombre ?
Le fait d’être à Los Angeles au milieu de l’industrie cinématographique m’a fait réfléchir au fait que la fabrication d’images façonne la ville et le monde. Je pensais également au décalage entre une représentation cinématographique et l’expérience vécue de la création d’une représentation – l’expérience de traverser la ville était bien différente des représentations lisses qu’on retrouve dans les films. À l’époque, je menais aussi des recherches sur l’histoire des représentations des Saintes dans l’Église catholique – les Saintes sont souvent représentées comme soumises à la violence dans un état de passivité. J’avais pensé à une analogie contemporaine entre l’imagerie des Saintes et la reconstitution de la violence au cinéma. Le secteur des cascadeurs fournit à Hollywood des gens qui peuvent sans cesse recréer la mort pour nous, ce qui permet aux spectateurs d’échapper l’espace d’un instant à la peur de leur propre mort. Je tenais à échanger avec certain.e.s d’entre elles/eux, et une amie m’a présentée à Jess, Court, et Kelli, trois personnes queer non-binaires qui étaient des ami.e.s proches et des collaboratrices-teurs. Je me suis rendu compte que donner l’illusion de la violence était souvent dangereux et leur travail était quasi invisible. De plus, iels sont super cools – iels font souvent du surf, de la moto tout-terrain ou du skateboard ensemble. Kelli était quarterback pour l’équipe de football américain de son lycée, Jess faisait de l’athlétisme à l’université, et Court a été formé.e au Ballet de New York. C’est incroyablement difficile d’être une femme athlète, c’est une des raisons pour laquelle iels ont commencé la cascade.

Pourquoi au final n’avoir gardé qu’un seul témoignage ? Comment avez-vous travaillé avec cette matière ?
Au début, il y avait d’autres témoignages. Court m’avait raconté une expérience sur un tournage lors de laquelle iel devait porter des talons hauts, une mini-jupe et un haut court tout en traversant les rues de Séoul sur une moto lancée à toute vitesse sous la pluie. Les hommes sont habituellement responsables de la sécurité, mais les femmes ou cascadeurs non binaires doivent souvent jouer des rôles hyper sexualisés pour répondre aux besoins du scénario. La façon dont ces éléments interagissent me fascinait. En ce qui concerne le témoignage de Jess, le réalisateur voulait que la cascade soit un plan séquence – ce qui rendait la chose encore plus périlleuse. J’ai fini par ne garder que son témoignage parce que je voulais intégrer tous ces détails. Et cette histoire se mariait bien à la sublime image de l’océan, une sorte de vue du ciel hitchcockienne de Point Dume – haut lieu du tourisme à Malibu.

L’économie d’images, une structure en trois parties, l’insistance sur les vagues qui déferlent dans le titre. Qu’est-ce qui vous a menée à cette forme conceptuelle et minimaliste ?
Je dirais que je commence la plupart du temps avec beaucoup d’éléments dont je me dépars après. Ce n’est que lors du deuxième entretien, où Jess parle de l’importance de l’estime de soi et de la solidarité envers autrui, que j’ai su que c’était l’élément clé – l’éthique de la solidarité. Pour mettre ça en avant, j’ai seulement intégré un plan que j’ai tourné – celui de l’océan. Il y a une sorte de fondu enchaîné entre le
témoignage de Jess et le plan de l’océan d’Alex, puis l’océan envahit l’écran, et le seuil des vagues a évoqué chez moi comme une métaphore d’autres seuils – ceux du réel. Les cascadeuses-eurs créent une illusion mais doivent toutefois composer avec le réel. Il y a seulement un noir au début pour effacer l’image du corps de Jess. J’avais en tête le film de Yvonne Rainer Film About A Woman Who dans lequel elle refuse de montrer le corps de la femme.

Même si les cascadeuses-eurs font partie de la fabrication des films et de l’illusion qu’offre le cinéma, qu’est-ce qui vous a menée à les choisir plutôt que d’autres corps de métier ?
Il est important de ne pas romancer le cinéma et de regrouper tous les éléments qui le constituent sous la rubrique « cinéma ». À l’inverse, mieux vaut considérer ces éléments séparément afin de saisir la diversité de métiers qui font partie du cinéma. Le type de travail que Jess décrit dans son témoignage est évidemment très physique, mais aussi très sensible. Jess explique qu’iel doit avoir l’air courageux pour être pris.e au sérieux par les hommes qui régissent le plateau. Prenant conscience de ça, et avec le recul, iel aurait aimé être qu’ils soient plus concentrés sur les conditions de sécurité. Jess décrit aussi le cascadeur homme qui était avec elle dans la voiture comme un bon ami de la bande. Avant la cascade, ils se sont dit qu’ils s’aimaient tant ils craignaient pour leur vie. L’expérience de Jess a été riche en émotions, et iel a dû faire comme si tout allait bien afin de garder de bons rapports avec les les personnes en position de force.

La seule voix qu’on entend pendant le film est la vôtre. Pourquoi ?
Je me suis dit que si j’interprétais son témoignage, ça donnait à Jess une certaine opacité. Je voulais que le témoignage donne l’impression à la fois d’une performance et d’une histoire que l’on raconte à un instant donné. Et pour atteindre cet objectif, j’ai dû répéter un certain temps dans le studio d’enregistrement. Je ne voulais pas que Jess en passe par là, parce qu’iel était très occupé.e. De plus, le film parle de doublures et des glissements entre le réel et la fiction, la performance et le documentaire. De fait mon interprétation de son témoignage ajoute une dimension à cette multiplicité de sujets.

Pourquoi avoir ajouté la dernière séquence, avec ce film, et pourquoi avoir décidé de le montrer ainsi, avec une sorte de ton spectral ?
La dernière séquence montre des images de Kelli qui se jette contre les murs dans L’Exorciste. Ces images m’ont rappelé celles du corps de Saintes – suspendues dans des positions impossibles, et le glissement entre apparaître comme une sainte et comme un corps de femme possédé par le diable. Et bien que des hommes la bousculent dans tous les sens, et qu’on ait l’impression qu’elle n’est qu’un objet de plus sur le plateau, elle entretient une bonne collaboration avec eux, et ils communiquent bien. Cette collaboration bascule complètement lorsqu’on voit le plan d’elle en costume – elle ne peut plus porter ses vêtements de sport et revêt uniquement une chemise. On dirait qu’elle cogne son entrejambe contre le chambranle d’une porte pendant qu’un homme habillé en prêtre essaie de l’atteindre, comme pour l’en empêcher ou l’attraper. J’ai décidé de ralentir la cadence des images pour que les gestes infimes qu’elle ou les hommes effectuent soient exagérés – pour qu’on voie comment les hommes font preuve d’autorité mais aussi prennent garde de ne pas trop la toucher. J’ai désynchronisé le son pour donner une sensation dissociée – car j’avais l’impression que son costume la dissociait d’elle-même en la sexualisant immédiatement.

Comment avez-vous conçu et travaillé le son ?
Le son a une valeur structurelle. Nous avons évité d’ajouter d’autres sons à ma voix, afin que la langue soit la seule matière. Puis, les vagues engloutissent la langue, au fur et à mesure que les images de l’océan engloutissent notre vision de la scène dans notre imaginaire. La dernière partie a été la plus difficile. Je voulais garder beaucoup des sons originaux des images des coulisses, qui comprenaient la voix des
hommes et quelques sons de l’équipement. Il a fallu beaucoup de temps à Sara et à moi pour comprendre comment rendre audible mais subtile cette matière – composée de trop d’informations sonores déconnectées du détail des gestes ralentis. L’eau a été un élément déterminant. Quand j’ai vu que pour la scène de L’Exorciste il y avait une machine à pluie sur le décor, j’ai su que l’eau ferait le lien entre l’océan et l’appareil sur le plateau et qu’il n’en faudrait pas beaucoup plus pour le film.

Propos recueillis par Nicolas Feodoroff

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Fiche technique

États-Unis, Russie, Lettonie / 2021 / 19’

Version originale : anglais.
Scénario : Lucy Kerr, Jess Harbeck.
Image : Alexey Kurbatov.
Montage : Lucy Kerr, Kārlis Bergs.
Son : Lucy Kerr, Sara Suárez.
Avec : Jess Harbeck, Court Schwartz, Kelli Scarangello.
Production : Lucy Kerr (None).
Filmographie : Sensible Ecstasy, 2019. Lydon, 2018.

ENTRETIEN AVEC LA RÉALISATRICE