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TOPOLOGY OF SIRENS

Jonathan Davies

Jonathan Davies
Cas, apprentie musicienne et jeune femme réservée, s’installe dans la maison de sa tante défunte, dans une petite ville près de Los Angeles. Forçant la serrure d’un placard elle y trouve une vielle et, à l’intérieur de celle-ci, une poignée de minicassettes marquées de mystérieuses inscriptions. À partir de cette énigme, Topology of Sirens relate l’enquête de Cas, entre récit fantastique et jeu de pistes dans l’épaisseur sonore du monde. Si elles finissent par s’incarner au terme de la quête, les Sirènes sont avant tout le nom d’une fascination partagée par l’héroïne et le cinéaste, de leur passion commune pour l’expérimentation de la matière sonore. Ralentissant l’enquête, écartant les trames du récit, Jonathan Davies l’ouvre à une série de performances musicales, auxquelles assiste ou se joint Cas et qui ne cessent d’enrichir sa perception de son environnement, d’aiguiser ses sens et sa curiosité. Ce film large, ample, généreux, est porté par un amour sans frein de la beauté, de sa conservation et de sa transmission, de tous temps et sous toutes formes. Beautés modernes et anciennes, élégance raffinée des architectures intérieures, splendeur naturelle d’un paysage ou sophistiquée d’un clavecin du XVIIIe siècle. Beauté aussi des noms, comme ceux des facteurs de vielle français qu’on prend le temps de citer, l’un après l’autre, en hommage à la mémoire qui les a conservés. C’est sans doute l’idée la plus décisive d’un cinéaste qui n’en manque pas : creuser et travailler la matière sonore comme un labyrinthe temporel, doubler l’expérimentation du son d’une exploration de son histoire. De station en station, de rencontre en rencontre, la topologie des sirènes approfondit, enrichit l’expérience des lieux familiers, change une banlieue chic californienne en une sorte d’Eden tropical et musical où l’eau, la lumière et les bruits du monde unissent leurs vibrations en une musicalité intégrale. Chant concerté des oiseaux, accord arpégé sur un clavecin, rebond métallique des balles sur les battes de baseball. Au terme du récit d’apprentissage, nous avons appris, grâce à Cas, ceci : le bonheur est dans le son.
(Cyril Neyrat)

Entretien avec Jonathan Davies

1. Cas, le personnage principal de votre film, se lance dans une quête personnelle après avoir trouvé de mystérieuses minicassettes. Le film suit sa quête et propose une exploration du son ambiant et de la musique expérimentale. D’où vous est venue l’idée de Topology of Sirens ?

Quand je me suis installé à Los Angeles et que je me suis aventuré hors de la ville pour la première fois, j’ai été fasciné par les vastes collines verdoyantes et les montagnes qui apparaissent dès qu’on sort de la ville, et qui se fondent dans le bleu infini du ciel. Ce paysage est très différent des montagnes que l’on voit à Hollywood, éparses mais parsemées de routes étroites et de petits îlots de maisons qui semblent presque impossibles à atteindre. Aujourd’hui encore je me demande, même si rationnellement je sais que la réponse est très simple, ce qui peut bien s’y passer et comment on peut s’y rendre. Le film est en grande partie une réponse imaginaire à cette impression. Un autre facteur important est le fait qu’un de nos producteurs, Tyler Taormina, qui a réalisé Ham on Rye l’année dernière, et moi-même faisons partie d’un duo de musique drone appelé Fjords, dont on entend les compositions dans nos deux films. Cette expérience a façonné une grande partie du film. J’étais très à l’aise avec ce genre de musique à ce moment-là, alors il m’a semblé tout naturel de l’inclure dans le projet. Cela faisait longtemps que je rêvais de faire un film combinant des sensibilités que j’adore au cinéma avec les jeux vidéo d’aventure des années 1990 qui ont bercé mon enfance, ce que je ne vois pas très souvent au cinéma. Je me suis dit que j’allais combiner toutes ces envies et voir ce que cela donnerait.

2. La plupart des acteurs sont soit des non professionnels, soit des musiciens qui jouent leur propre musique dans le film. Le récit est donc ponctué d’une série de prestations musicales. Comment avez-vous choisi les musiciens/acteurs de Topology of Sirens ? Comment avez-vous travaillé avec eux, et comment les avez-vous dirigés pendant le tournage ?
Il y a plusieurs musiciens dans le film, mais Sarah Davachi et Whitney Johnson (qui enregistre sous le nom de Matchess) sont les deux qui « jouent la comédie », même si elles interprètent en fait leur propre rôle à l’écran. Je suis fan de leur musique, et je savais qu’elles s’intéressaient aux idées développées dans le film, je me suis donc dit qu’elles s’intégreraient bien au projet. Elles n’avaient encore jamais tourné dans un film. J’ai choisi de ne pas intervenir dans leur interprétation, je ne voulais pas vraiment qu’elles « jouent », mais plutôt qu’elles réagissent et relayent certains thèmes et idées avec leurs propres mots.
Et puis il y a des gens comme Curtis Berak, le collectionneur de vielles à roue que l’on voit dans le film, que j’ai trouvé en faisant des recherches à Los Angeles. C’est une véritable encyclopédie ambulante sur les vielles à roue et les clavecins (la salle des clavecins dans le film lui appartient). Notre première rencontre, c’était comme suivre un cours de trois heures sur l’histoire des vielles à roue, c’était fantastique. Je me suis donc contenté de le laisser parler à Courtney, et j’aurais aimé inclure plus d’images de leur conversation, car c’est une joie de l’écouter. Curieusement, il a aussi été chargé de cours et assistant de Manny Farber dans les années 1970, et il m’a fait le plaisir de me raconter qu’un jour, Jean-Marie Straub et Danièle Huillet lui ont demandé personnellement de veiller sur une copie de Chronique d’Anna Magdalena Bach.
Courtney Stephens, qui interprète la protagoniste, Cas, n’est pas musicienne professionnelle, mais réalisatrice de documentaires ; elle a co-réalisé The American Sector, projeté en avant-première à la Berlinale l’année dernière. Lui confier le rôle a eu d’immenses répercussions sur le film, non seulement parce qu’il s’agit du personnage principal, mais aussi parce que son expérience de documentariste (et le fait qu’elle soit curieuse et qu’elle aime la conversation en général) faisait d’elle la personne idéale pour guider les acteurs non professionnels. C’est un ami commun qui m’a donné l’idée de lui confier le rôle après une performance du grand musicien bruitiste Merzbow – une coïncidence amusante qui correspond bien à l’esprit du film.

3. La quête de Cas se mue progressivement en un voyage dans le temps, en une exploration anachronique et fantastique de l’histoire de la musique, des instruments et des technologies du son. Pouvez-vous commenter cet aspect du film ?
Pendant la préparation, j’ai beaucoup écouté de musique minimaliste et de musique drone contemporaines, mais également de la musique ancienne, ainsi que des artistes qui synthétisent ces deux influences, comme Sarah le fait avec sa propre musique. Il y a sans aucun doute un groupe assez important d’artistes qui suivent cette influence, cette incorporation de musique, de sonorités et d’esthétique anciennes dans un contexte plus moderne. J’avais donc envie de voir si je pouvais questionner un peu cela dans mon propre environnement. Je n’avais pas les moyens de voyager en Europe pour me documenter sur la véritable origine de la plupart de ces sources, mais je me suis efforcé de comprendre ce que représente cette influence dans l’environnement qui m’entoure. C’est ainsi que des gens comme Curtis se sont retrouvés dans le film. À un moment donné, j’avais réuni un large éventail de lieux, de personnes, d’accessoires, de morceaux de musique, etc., qui couvraient une large période, et j’ai compris que je pouvais en faire un élément structurel du film. Je pense que Topology of Sirens donne le sentiment d’être un film assez « déconnecté » en surface, ce qui est paradoxal, car la façon dont les idées y sont assemblées tient en grande partie au fait que je passe beaucoup trop de temps sur internet. Un cinéma du « trop d’onglets ouverts en même temps », si l’on peut dire.

4. L’action contemplative du film se déroule dans une petite ville de Californie, près de Los Angeles,,mais les lieux exacts ne sont pas nommés. En suivant la quête de Cas dans l’univers du son, les lieux semblent devenir de plus en plus exotiques. Pouvez-vous nous parler du choix des décors, et expliquer comment vous avez conçu cette topologie ?
À la base, j’aurais adoré tourner le film en Nouvelle-Angleterre, où j’ai grandi. Mais ce n’était pas faisable sur le plan pratique. J’ai donc cherché d’autres endroits susceptibles de ressembler à la Nouvelle-Angleterre, à Los Angeles et alentour. Avec le recul, c’était un peu idiot de ma part, mais en fin de compte, cela m’a permis de trouver des lieux à Los Angeles qui me plaisent parce qu’on n’arrive pas à les situer. Certaines personnes m’ont dit qu’il était impossible de dire si le film a été tourné quelque part au nord de la Californie, en Floride, ou peut-être même en Europe. À ce stade, même si l’essentiel du film ne se passe pas explicitement à Los Angeles, je tiens à ce qu’on le considère comme un film typique de cette ville, un « LA movie », pour montrer que ce genre de films peuvent très bien se passer des images habituellement associées à Los Angeles au cinéma, du film noir aux stéréotypes hollywoodiens plus modernes et clinquants.
Je pense aussi que le design sonore contribue à accentuer l’aspect exotique dont vous parlez. Quand on tourne de façon à ce que même les gens du coin ne reconnaissent pas où le film se passe exactement, on peut se permettre de sélectionner des sons du monde entier et de les incorporer stratégiquement au design sonore. C’est pourquoi la bande-son comporte de nombreux extraits d’enregistrements sur le terrain et de sons d’ambiance d’origines très variées, que j’ai passé beaucoup de temps à chercher dans des banques d’effets sonores.

5. Le film est composé en grande partie de longs plans larges, d’une grande profondeur de champ. Cela permet aux personnages d’être constamment immergés dans leur environnement, aérien et sonore, et cela renforce la présence de l’architecture et de l’urbanisme. Pouvez-vous commenter ces choix ?
Comme je le disais, je rêvais depuis longtemps de faire un film qui évoquerait l’esprit, la logique et l’esthétique des jeux d’aventure pour PC des années 1990 de type point’n click, qui ont une grammaire visuelle très proche du film. Des jeux comme The Secret of Monkey Island sont aussi importants que n’importe quel film dans ma façon de concevoir un langage visuel. D’une certaine façon, c’était donc un choix très naturel et instinctif pour moi. Ces jeux excellent par leur qualité immersive, ils n’ont donc pas seulement influencé le style visuel du film, mais aussi presque tous les autres éléments, des dialogues au choix des accessoires. Et puisque la musique vient souvent se mêler à l’environnement sonore, il était important que ces deux « mondes » existent, visuellement aussi, à parts égales. Les plans séquence qu’on voit au cinéma ressemblent tellement à ce genre de jeux, je n’en reviens pas que ces deux domaines s’ignorent la plupart du temps. Vous imaginez si, disons, Béla Tarr était en fait secrètement fan de jeux vidéo ? Ça me semblerait tout à fait logique, en fait. Peut-être que l’on verra beaucoup plus souvent ce type de mélange des genres à l’avenir, comme les cinéastes de demain auront tous grandi dans l’univers du gaming.

6. Le générique de fin donne l’impression d’une sorte de production collaborative. Aux postes clé, on retrouve beaucoup de membres de l’équipe de Ham on Rye. Pouvez-vous nous en dire plus sur la production et l’ économie du film ? Par exemple, Carson Lund est mentionné en tant que directeur de la photographie, monteur et co-designer sonore avec vous. Il est assez inhabituel de voir une personne cumuler ces responsabilités dans la réalisation d’un film. Pouvez-vous nous parler de ces collaborations ?
Topology of Sirens
est le deuxième film réalisé par le collectif Omnes Films, après Ham on Rye. Au fond, nous sommes un groupe d’amis de l’université qui continuons à collaborer aujourd’hui. Nous sommes un peu dans une logique de bricolage, on s’aide les uns les autres à faire nos films, on endosse plusieurs rôles, ce qui explique ce que vous avez remarqué dans le générique. Nous avons tous un emploi principal par ailleurs, alors tout le monde intervient ponctuellement pour faire le travail qu’un seul producteur ferait normalement pour un film à plus gros budget.
On retrouve la même logique en postproduction. Comme souvent avec ce genre de films, l’essentiel du budget est dépensé sur le tournage, et il ne reste pas grand-chose pour la postproduction. On doit donc se débrouiller pour assurer nous-mêmes le travail. En effet, Carson a été un collaborateur essentiel à ce titre. Je le connais depuis longtemps, nous sommes bons amis, il connaît très bien mes goûts, et c’est très facile de travailler avec lui. Même s’il n’est pas sound designer de métier, nous avons fait tout le design sonore ensemble, puisqu’il savait de quoi le film avait besoin, et que cela aurait été risqué de faire venir un intervenant extérieur, avec notre budget restreint. Mais je pense que si quelqu’un d’autre était passé nous donner un petit coup de main, nous l’aurions aussi crédité au générique. Nous aimons tous mettre la main à la pâte et nous respectons la vision des autres.

7. Dans la mythologie grecque, les sirènes sont des créatures plutôt dangereuses, au charme redoutable. Dans votre film, la quête et la fascination de Cas pour le son n’ont rien de dangereuses, au contraire. L’incarnation des sirènes à la fin du voyage ne suscite pas de noyades, mais plutôt un sentiment d’épanouissement éclairé. Que représentent les sirènes pour vous, que signifie ce mot pour le film ?
L’idée d’incorporer le concept des sirènes m’est venue très tôt. Évidemment, Topology ne s’intéresse pas vraiment aux détails de la mythologie grecque ou à son héritage, mais plutôt à l’essence de ce que représentent les sirènes. L’idée de ces sons mystérieux et attirants correspondait parfaitement au film. Dans une première version du scénario, les sirènes étaient intégrées de façon assez traditionnelle, j’envisageais donc de faire apparaître de vraies chanteuses à l’écran. Mais j’ai finalement choisi l’incarnation que l’on voit dans le film ; j’aime à penser qu’elles deviennent des individus à part entière, et qu’elles génèrent peut-être leur propre mythologie.
Je ne suis pas mathématicien, je me garderai donc bien d’expliquer tout cela maladroitement, mais si l’on s’intéresse au concept de topologie et qu’on l’applique au film, en considérant le concept des sirènes comme une forme ou un espace topologique, cela peut expliquer pourquoi ces deux mots, apparemment sans rapport, sont associés dans le titre. En plus, je ne l’ai découvert qu’après le tournage, mais il existe une nouvelle de Kafka intitulée « Le Silence des sirènes », ce qui correspond aussi très bien au film.

Propos recueillis par Cyril Neyrat

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Fiche technique

États-Unis / 2021 / 106’

Version originale : anglais.
Sous-titres : Français.
Scénario : Jonathan Davies.
Image : Carson Lund.
Montage : Carson Lund.
Musique : Sarah Davachi, Whitney Johnson, Micaela Tobin, Ben Boye.
Son : Jonathan Davies, Carson Lund.
Avec : Courtney Stephens, Sarah Davachi, Whitney Johnson, Mark Toscano, Suzan Crowley, Samantha Robinson, Langley Fox Heming way.
Production : Tyler Taormina (Omnes Films).
Distribution : Jonathan Davies.