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CHRONICLES OF THAT TIME

Maria Iorio, Raphaël Cuomo

Maria Iorio, Raphaël Cuomo
Comment relater les faits de notre temps ? En faire la chronique ? Celles annoncées ici sont faites de multiples allers et retours, d’une rive à l’autre de la Méditerranée, d’hier à aujourd’hui. Ce sera d’abord celle d’une rencontre avec Abdelhamid, travailleur revenu en Tunisie, guide, témoin, et compagnon de ce voyage dans les espaces et les temps. S’y mêle celle de l’histoire récente de la Méditerranée centrale, espace commun devenu infranchissable, dont Lampedusa est l’emblème. En creux des faits simples et terribles : la fermeture récente et progressive des frontières, l’invisibilisation des êtres oubliés engloutis par la mer qu’ils ont tenté de traverser. Loin de tout spectaculaire, Maria Iorio et Raphaël Cuomo s’emploient à relier des images, les temps et les trajectoires. Des images qui trouvent de nouvelles résonances aujourd’hui : les leurs notamment, archives inédites filmées lors de projets dans les années 2000, ou une magnifique mosaïque romaine de Sousse et les mouvements ambivalents de l’Histoire dont elle porte les traces et l’inscription. Un périple habité de corps fantomatiques, scandé par l’insistance d’un récit off opiniâtre égrenant les hiatus, les images manquantes, effacées ou impossibles. Le film, ritournelle hantée par l’image d’un port filmé entre chien et loup, déplie les liens, rythmé par un chant au bord de l’oubli et fredonné d’Oum Kalthoum et par une mélodie en recherche d’elle-même. Peu à peu une image émerge, fragment posé après fragment, laissant place aux interstices, tout à l’instar de cette splendide mosaïque antique, figurant la mer et ses habitants,qui ponctue le film. Un entrelacement de temps, et de voix aux langues imprégnées d’accents multiples, siciliens, français, italiens ou arabes. De la mosaïque à la mélodie, ces motifs accueillent ces boucles « à la recherche d’intervalles d’entre les notes, d’intervalles qui lient ce temps à d’autres temps, la chronique de notre temps », comme énoncé dans le film.
(Nicolas Feodoroff)

Entretien avec Maria Iorio & Raphaël Cuomo

1. Chronicles of that time reprend des rushes de vos travaux artistiques précédents, notamment Sudeuropa (2005-2007) et The Interpreter (2009). Pouvez-vous retracer la genèse de ce projet et expliciter le besoin de revenir à ces images du passé ?

Ces anciens travaux se sont concentrés sur la situation dans la zone méditerranéenne et les transformations du régime de frontières en Europe, qui a forcé de nombreuses personnes à la recherche d’un lieu sûr à prendre des routes dangereuses au péril de leur vie, mais aussi qui a rendu illégales des pratiques immémoriales de voisinage, de mobilité, d’échange. Au moment de l’élaboration de ces travaux, les frontières au sud de l’Europe et l’île de Lampedusa en particulier ont fait l’objet d’une intense exposition médiatique et sont devenues le lieu d’un «spectacle de la frontière» (commenté notamment par N. de Genova et P. Cuttitta). Les images et les discours de l’urgence, les stéréotypes racistes, ont alimenté un imaginaire d’invasion qui, instrumentalisé à des fins populistes et xénophobes, a commencé à produire de nouveaux découpages politiques et de nouvelles réalités partout en Europe.

En retrouvant les bandes DV et les séquences originales filmées des années plus tôt, il nous est apparu qu’un déplacement était nécessaire: alors que la perception des frontières et de la migration est généralement spatiale, ces matériaux nous ont incité à une autre approche qui se concentre plutôt sur la dimension temporelle de ces processus. Ces rushes ont tout d’abord permis de prendre date, d’examiner ce qui s’est passé dans l’intervalle. Aujourd’hui, nous constatons douloureusement, avec indignation, que des mesures d’éloignement territorial alors exceptionnelles et perçues comme scandaleuses (comme les premières déportations vers la Libye depuis l’île de Lampedusa en 2004, 2005, 2006 en vertu d’accord plus ou moins secrets entre les gouvernements italiens et libyens) sont devenues la visée des politiques migratoires européennes, qui enrôlent les pays voisins pour stopper le mouvement des personnes, les intercepter, les empêcher d’atteindre le continent, pour mener des opérations de rapatriements et de pushbacks vers des contextes où elles risquent des violences plus atroces encore – quand elles ne sont pas abandonnées en mer. En juillet 2020, alors que nous étions en plein montage du film, plus aucun des bateaux affrétés par les ONGs ne pouvaient assurer des opérations de sauvetage en mer. Ils étaient immobilisés dans les ports, et les secours criminalisés une fois encore par des Etats qui cherchent à échapper à leurs obligations légales et morales. En l’absence de témoins civils, la Méditerranée risque de devenir une tache aveugle. Chronicles of that time évoque cette dérive et tente de retracer le partage toujours changeant entre le visible et l’invisible que les politiques de «gestion» des frontières imposent, à un moment où la violence de ce nouveau régime est déplacée de plus en plus loin des regards.

Des aspects plus intimes se sont associés à cet horizon géopolitique et historique. Nous avons constaté que certaines bandes que nous avions filmées alors commençaient à se détériorer, et nous avons tenté de préserver quelques séquences pour pouvoir confier ces rares images aux protagonistes qui apparaissaient là, ou à leurs proches. Nous retrouvions des moments précieux de vie partagée – mais aussi, peut-être, ce pouvoir troublant du cinéma de garder vivants des êtres chers pourtant disparus. Cela nous a incité à porter un autre regard sur ces séquences délaissées, écartées de ces travaux précédents. Ces séquences manifestent les conditions d’hospitalité, de générosité et d’amitié qui ont rendu notre travail possible.

2. Le point de départ du film (mais aussi l’un de ses moteurs) est la recherche d’une mélodie qu’un ami (Abdelhamid Boussoffara) a partagée avec vous il y a une quinzaine d’années lorsque vous voyagiez ensemble entre l’Afrique du Nord et la Sicile. Comment cette recherche vous a guidés et comment avez-vous envisagé le scénario?

Après avoir séjourné chez Abdelhamid et sa famille à M’saken en Tunisie pendant l’hiver 2006, nous avons voyagé avec lui vers l’île de Lampedusa, où il devait reprendre son travail dans un hôtel de l’île au recommencement de la saison touristique (et où nous avions prévu de réaliser des repérages pour Sudeuropa). A Porto Empedocle, dans l’attente du dernier ferry, alors qu’une pluie froide ruisselait sur le pare-brise, dissolvant la vision du port et du monde à l’extérieur, Abdelhamid a voulu traduire un chant pour nous. Mais il s’est alors rendu compte que celui-ci lui échappait, qu’il l’avait en grande partie oublié. Après un long effort, le rythme, la mélodie, lentement retrouvés, ont permis de reconstruire peu à peu des fragments discontinus du chant. Le film s’inspire de la logique de ce processus de remémoration: pour recomposer des fragments oubliés ou négligés du passé, il devient nécessaire de retrouver et de suivre la mélodie.

Le film explore l’intervalle de temps entre le moment où Abdelhamid partage ce chant avec nous, et le moment où nous le reprenons après lui des années plus tard, en une chronique qui inscrit des trajectoires singulières dans le contexte de dérive nécropolitique des politiques migratoires européennes. Mais la reprise de la mélodie introduit aussi une temporalité plus mystérieuse, non-linéaire: passé et présent trouvent des échos et entrent en résonance; le passé peut être réactivé, trouver une nouvelle actualité, revenir comme potentialité et ouvrir de nouvelles possibilités pour le futur.

3. Cette mélodie de la chanteuse Umm Kulthum n’est pas la seule présente dans le film. Comment avez-vous déterminé le riche corpus musical qui habite le film ? Et de manière plus générale, comment avez-vous construit la bande-son, réalisée en collaboration avec Gilles Aubry, Alessandra Eramo et Mohannad Nasser ?

Tout d’abord, le film donne bien sûr à entendre quelques-uns de ces airs qu’Abdelhamid aimait et qu’il avait gardés dans sa tête, qu’il chantonnait pour s’évader de son travail, qu’il partageait avec nous pendant les brèves interruptions de son travail à l’hôtel. Ce «corpus» est subjectif, occasionnel et éclectique; il contient aussi bien de vieilles comptines locales ou encore des hits qui ont marqués ses années de jeunesse, populaires dans tout le monde arabe. Pour lui, comme pour toutes celles et ceux qui voyagent et connaissent l’exil, la musique est cette forme aisément transportable qui les accompagne dans leurs mouvements… Les performances d’Abdelhamid sont tantôt inspirées, tantôt fragiles et vulnérables, selon les flux de la mémoire et de l’oubli; elles ont donné lieu à diverses situations d’écoute, que le film suggère. Nous avons réactivé ce format en élaborant de nouvelles sessions d’écoute avec Gilles, Alessandra et Mohannad: il s’agissait d’écouter attentivement les matériaux que nous avons pu préserver, de se concentrer sur des détails des sources, de s’accorder aux complexités tonales de la musique arabe; mais aussi de dériver à partir de la mélodie et des possibilités d’improvisation du système des maqâms, de digresser, de changer de registre et prendre plaisir à expérimenter. Ce processus a permis de créer de nouveaux motifs mélodiques qui rythment et impulsent le film.

Au-delà de l’aspect musical, nous souhaitions que le film insiste sur la dimension sonore, qui s’autonomise du visuel. Le film invite à se déprendre de l’aspect visuel pour mieux se mettre à l’écoute – en particulier à l’écoute de voix qui, trop souvent, ne sont pas entendues.

4. Le film nous conduit à observer les mosaïques conservées au musée archéologique de Sousse (Tunisie). Le motif de la mosaïque devient central dans le film, au point d’hanter la texture même des images, désormais abîmées et présentant des glitches. Et l’idée d’une mosaïque composée de fragments et d’intervalles semble régner même sur la structure et le montage du film. Comment êtes-vous arrivé à ce choix ? L’avez-vous planifié dès le départ ?

Quand Abdelhamid nous a montré ces mosaïques, nous avons été frappés à la fois par le registre de la chronique qui caractérise cette image profane (qui capte des gestes ordinaires du travail, des formes de vie quotidienne ou encore le désir d’apprendre des eaux), mais aussi par la présence de ces parties manquantes que les archéologues nomment précisément lacunes. Le film est habité par la hantise d’images en partie visibles, mais aussi travaillées par le manque, les absences: comment raconter une histoire avec le peu qui a été conservé, avec ce qui n’a pas été documenté, avec ce qui est perdu à jamais?

Il nous semble important de ne pas approcher les images comme de simples représentations, mais comme des objets matériels. Ces mosaïques romaines sont en effet les produits concrets d’une longue histoire de conquêtes et de domination. On doit leur redécouverte aux militaires français qui pratiquaient l’archéologie, fouillant et excavant les terres de l’Afrique du Nord. L’exposition de ces objets antiques issus de la Rome impériale dans les Salles d’Honneur des régiments ou dans des musées nouvellement fondés a aussi servi à légitimer la domination d’un nouvel Empire: la colonisation française durant les années du Protectorat… La dimension historique réside donc avant tout dans l’historicité même des images – ce constat a influencé significativement le regard que nous portions sur nos propres séquences filmées plusieurs années plus tôt.

Chronicles of that time convoque l’imaginaire eurocentrique de la Méditerranée, le confronte avec cette histoire de domination et de violence, ainsi qu’avec d’autres expériences de la Méditerranée globalisée contemporaine, comme le travail saisonnier précaire ou la mobilité rendue illégale par les politiques migratoires européennes.

5. Dans cette structure mobile et composite, la voix off, qui mesure les écarts du temps, avance par cycles et par variations. Comment avez-vous travaillé à son écriture? Aussi, la diction est extrêmement rigoureuse et repose sur des intervalles et des pauses métriques très précises. Comment avez-vous élaboré cet aspect et pourquoi avez-vous choisi d’utiliser la langue italienne?

L’écriture a pris forme lentement, par versions successives, en même temps que des relations et des affinités émergeaient entre les différents éléments visuels et sonores. L’élaboration du film est devenue un long processus d’écriture et de réécriture, de montage, de démontage, de remontage. La voix crée des intervalles et des silences, des espaces qui permettent à d’autres voix d’émerger, mais aussi à la mélodie et à ses modulations vocales de faire retour, de se tisser à la narration, de prendre le relais et d’impulser le récit. Dans chaque voix du film, on peut entendre d’autres langues dans la langue parlée, sentir des trajectoires migratoires singulières. L’italien de la narratrice est à la fois intimement familier et distant, comme c’est le cas pour de nombreuses personnes issues de la seconde génération migratoire. Il contient des accents, des rythmes bizarres; il est hybride, contaminé et enrichi par d’autres langues – assurément irritant aux oreilles obsédées par l’idée de pureté de la langue nationale, de monolinguisme. Le film prend le parti de la traduction et de l’hétérolinguisme, qui nous semblent fondamentalement constitutifs de l’espace méditerranéen dans la longue durée de l’histoire.

Propos recueillis par Marco Cipollini

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Fiche technique

Suisse, Italie / 2021 / 76’

Version originale : arabe, français, italien.
Sous-titres : anglais, français.
Scénario : Maria Iorio, Raphaël Cuomo.
Image : Raphaël Cuomo.
Montage : Maria Iorio, Raphaël Cuomo.
Son : Gilles Aubry, Alessandra Eramo, Mohannad Nasser.
Production : Raphaël Cuomo et Maria Iorio (Le réel et le possible).
Distribution : Laurence Alary (Argos, Center for art and media).
Filmographie : Undead Voices, 2021. Appunti del passaggio, 2014-2016. From thousands of possibilities, 2013-2014. Twisted Realism, 2010-2012. Fabriques, 2010. The Interpreter, 2009. Orient Palace, 2010-2012. Sudeuropa, 2005-2007.