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MS Slavic 7

Une jeune femme arrive dans une chambre d’hôtel froide et impersonnelle, et défait sa valise. Elle en sort des habits qu’elle range dans les armoires, mais aussi quelques livres, qui ne sont pas aperçus tout de suite, mais qui formeront la raison de sa visite : la jeune Sofia se rend à la bibliothèque d’Harvard pour consulter une série de lettres que son arrière-grand-mère, la poétesse polonaise Zofia Bohdanowiczowa, a échangées avec le poète Józef Wittlinn.
MS Slavic 7, le titre provient du code de référence de la série de lettres, retrace le processus d’exploration d’une ascendance littéraire. Sofia Bohdanowicz, incarnée à l’écran par l’actrice et coréalisatrice Deragh Campbell, s’attarde, dans des compositions frontales faisant large place à la symétrie, sur tout ce qui peut mener ou faire obstacle à l’apparition du sens, à la construction d’une image d’une ancêtre connue par les traces littéraires et épistolaires qu’elle a laissées. La matérialité des lettres, objets à manipuler et enjeux de querelles d’héritage, importe autant à la réalisatrice que leur contenu. Sofia, sous les traits de Deragh, passe ainsi autant de temps à les manipuler avec attention qu’à aborder en un champ sans contre-champ une analyse textuelle minutieuse. Son interlocuteur est peut-être le traducteur de ces lettres, ou peut-être une tierce personne qui restera inconnue, peu importe au final son identité : le vrai sujet de Bohdanowicz est le patient travail de mise en lumière, matérielle autant qu’intellectuelle, d’une histoire dont elle se trouve la dépositaire, et ce que cette excavation fait résonner au présent. (N.L.)

Pouvez-vous expliquer comment est né ce projet, et comment il s’insère dans une série de films consacrés à votre arrière-grand-mère ?

 

Sofia Bohdanowicz : Le projet est né alors que je faisais des recherches sur internet pour en savoir plus sur l’œuvre de mon arrière-grand-mère. Elle s’appelait Zofia Bohdanowiczowa, c’était une poétesse polonaise, une réfugiée qui a émigré au Canada après la Seconde Guerre mondiale. Une fois installée à Toronto, elle a eu du mal à se faire à sa nouvelle vie, à s’adapter à cet environnement urbain. Elle résidait dans un petit appartement près d’un abattoir, et elle n’avait encore jamais habité dans un endroit aussi déconnecté de la nature. Jusqu’alors, elle avait vécu à la campagne, à Vilnius (aujourd’hui en Lituanie), avant de fuir pendant la guerre au Pays de Galles, où elle avait écrit de nombreux poèmes reflétant son amour pour les paysages naturels propices à la contemplation. Les plages, les falaises spectaculaires et les sentiers sinueux de la côte galloise lui avaient offert un répit bienvenu après le traumatisme d’avoir été forcée de quitter son pays. Malheureusement, Toronto ne lui convenait pas aussi bien, et elle y a écrit de nombreux poèmes qui expriment ses états d’âme et ses difficultés.

 

Avant MS Slavic 7, j’ai produit cinq courts-métrages inspirés de l’œuvre de mon arrière-grand-mère, avec l’aide de ma grand-mère, Maria. Ces films explorent la vie de ma grand-mère, aujourd’hui une dame âgée installée dans la banlieue de Toronto, et tout le travail invisible qu’elle a accompli pour prendre soin de notre famille. Après ce projet, j’ai eu envie d’en savoir plus sur Zofia, et j’ai découvert que la Houghton Library, au sein de l’Université de Harvard, conservait vingt-quatre lettres écrites de sa main. On m’a scanné ces lettres, je les ai fait traduire, et j’ai ainsi pu découvrir la merveilleuse correspondance qu’elle a entretenue avec Józef Wittlin, un poète nommé pour le Prix Nobel de littérature. Lorsque j’ai fait part de cette découverte à l’actrice canadienne Deragh Campbell, avec qui j’avais déjà collaboré, elle a imaginé l’histoire d’une jeune femme qui se rend à Harvard et y découvre le contenu de ces lettres durant trois jours. Sur cette base, nous avons développé l’idée et tourné quasiment dans la foulée le film MS Slavic 7, du nom de la référence sous laquelle la bibliothèque conserve la correspondance de mon arrière-grand-mère.

 

Deragh Campbell interprète le personnage d’Audrey, et elle est aussi co-réalisatrice du film. Comment avez-vous travaillé ensemble ? Vous êtes-vous réparti les tâches, ou bien avez-vous collaboré sur tous les aspects de la réalisation ?

 

Deragh Campbell : Sur le plateau, nous avons opté pour la dynamique habituelle actrice/réalisatrice. J’étais devant la caméra et Sofia derrière, et nous avons pu profiter pleinement de ce dispositif pour déterminer ce qui nous semblait authentique et intéressant. Il n’y a pas eu de problème d’ego entre nous, chacune de nous faisait confiance au jugement de l’autre, car nous avions toutes les deux à cœur de servir le film. Le projet n’était pas destiné à devenir une co-réalisation, au départ j’étais juste coscénariste et actrice. Mais Sofia et moi avons fini par faire le montage ensemble au cours d’un hiver interminable, et Sofia m’a alors proposé la casquette de co-réalisatrice. Je lui suis reconnaissante de la façon naturelle dont elle m’a fait découvrir le métier de réalisatrice.

 

 

Dans le film, on voit Audrey faire l’analyse des lettres de son aïeule en s’adressant à une personne – peut-être (ou pas) le traducteur polonais – qui n’apparaît jamais à l’écran. Pourquoi ce choix de se concentrer sur Audrey, sans contrechamp ?

 

Deragh Campbell : Cette décision découle de mon souhait de construire un espace filmique à la fois réel et abstrait. Sans contrechamp, il est impossible de savoir si Audrey parle en fait à elle-même ou à quelqu’un d’autre, ou si les monologues sont la représentation abstraite du cheminement de sa pensée. J’aime construire une situation où l’on ne peut pas savoir si c’est l’un ou l’autre, et où les deux possibilités existent simultanément. Je pense que le cinéma est le seul medium qui permet cette ambiguïté, et j’ai envie de continuer à l’explorer.

 

Quelle est cette fête où Audrey voit sa tante ? Était-ce une vraie fête ? Comment l’avez-vous filmée ?

 

Sofia Bohdanowicz : Les scènes de festivités qui jalonnent le film ont été tournées lors du soixantième anniversaire de mariage de ma tante Regina et de mon oncle John. Alors que Deragh et moi étions en train de préparer le tournage, une invitation est apparue dans ma boîte de réception, et j’ai réalisé que ce serait l’occasion idéale d’ajouter cet événement à la production et au scénario, pour l’incorporer à la trame générale du film. J’en ai parlé à ma tante et mon oncle, et ils ont gentiment et généreusement accepté que Deragh s’asseye à mes côtés à la table d’honneur. Durant toute la fête, j’ai demandé à Deragh de parler avec divers membres de ma famille et de se déplacer dans la pièce. Je ne savais pas exactement comment nous allions utiliser ces images par la suite, alors nous avons pris soin de tourner une grande variété de plans et de réactions au fil de la soirée. Le résultat est réellement un mélange de réalité et de fiction, et contempler Deragh évoluer ainsi courageusement et avec naturel entre divers scénarios possibles et avec très peu d’indications relève de l’exploit !

 

Après Veslemoy’s Song, vous montrez à nouveau les petites tracasseries propres à l’univers des bibliothèques. Pouvez-vous commenter la place de ce thème dans votre travail ?

 

Sofia Bohdanowicz : Je trouve qu’il y a une contradiction fascinante entre l’existence des archives, qui sont nécessaires à la préservation de l’Histoire, et la façon dont les documents conservés peuvent devenir inaccessibles à cause de l’infrastructure bureaucratique mise en place. Soyons clairs, je trouve cela merveilleux qu’une institution aussi prestigieuse ait conservé les lettres de mon arrière-grand-mère, et néanmoins assez triste qu’elles soient à portée de main, mais que tant de barrières m’empêchent d’y avoir accès. Peut-être que ce désir d’y avoir accès plus facilement découle du fait que j’appartiens à une culture de la gratification immédiate. Nous sommes tellement habitués à pouvoir nous procurer facilement les choses et à les obtenir dès que nous le désirons. C’est une forme d’addiction. Deragh et moi avons eu le plaisir de visiter Harvard et d’y projeter le film, ce qui a été une expérience fantastique. Nous avons eu une discussion formidable avec les documentalistes et les archivistes qui y travaillent, au sujet de l’accessibilité justement, et cela m’a ouvert les yeux. En dépit de la façon peu flatteuse dont je présente certains personnages ou certaines procédures dans mes films, je pense vraiment que les archivistes sont des héros, qui préservent à juste titre des documents qui témoignent de notre civilisation et de notre histoire. Nous manquerions cruellement de connaissances sur nous-mêmes s’ils n’étaient pas là pour vénérer ces archives. Je suis reconnaissante envers ces règles et ces réglementations mises en place pour préserver les documents, mais en même temps, je reste fascinée par l’idée d’explorer les difficultés qu’elles peuvent induire dans la quête d’un individu désireux de les étudier.

 

Vous donnez une grande importance, à la fois dans les réflexions à voix haute de Sofia et en matière de temps à l’écran, à l’aspect concret, matériel des lettres. Pourquoi considérez-vous cet élément essentiel ?

 

Deragh Campbell : C’est sans doute parce que, avant qu’elle ne dispose d’une traduction, Sofia ne comprend pas les lettres, elle ne les conçoit qu’à travers ce qu’elles représentent en tant qu’objets : les lettres expriment le désir de deux êtres de communiquer. Je trouve que quand on est face à un objet historique, il est difficile de prendre toute la mesure de sa signification. Je pense que l’importance accordée à l’aspect matériel des lettres est l’expression du désir d’Audrey de dépasser cette impénétrabilité.

 

La tante est présentée comme une antagoniste, mais son discours sous forme de voix off prend une grande importance et une portée particulière dans la trajectoire du personnage d’Audrey. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce personnage ?

 

Sofia Bohdanowicz : Ania, la tante d’Audrey, est en effet un antagoniste. Le fossé entre les générations sépare les deux personnages, et elles ont aussi été élevées de façons très différentes. Elles ont des systèmes de valeurs et des points de vue divergents sur leur histoire familiale et la façon dont celle-ci devrait être célébrée et partagée. Ania a été élevée par des parents qui avaient survécu à la Seconde Guerre mondiale, et ce traumatisme générationnel lui a été transmis naturellement. Elle ne conçoit pas l’histoire de Zofia d’une façon aussi romantique qu’Audrey. Audrey a été élevée par des parents qui n’ont pas connu la guerre, et c’est un privilège dont elle n’a pas conscience. De ce fait, elle a grandi avec un plus grand sentiment de sécurité matérielle et émotionnelle. Audrey peut se payer le luxe de prendre son temps pour trouver sa voie et pour nourrir sa voix artistique, alors qu’on a appris à Ania à trouver un travail, à se montrer pragmatique et à réussir pour survivre. À ses yeux, les atermoiements d’Audrey sont insignifiants, comme le prouve l’histoire qu’elle raconte au sujet de sa nièce à la fin du film. Quand Audrey était petite, elle n’arrivait pas à remettre en place les coussins du canapé après avoir construit une cabane. En résumé, c’était une rêveuse, incapable de concevoir les aspects pratiques à mettre en œuvre pour nettoyer derrière soi. L’anecdote acerbe d’Ania à la fin du film illustre à quel point le chemin d’Audrey vers l’émancipation et la réalisation de son potentiel s’avère difficile. La façon privilégiée dont elle a été élevée l’empêche ici d’être aussi pragmatique et travailleuse que sa tante, mais en même temps, on comprend combien le poids psychologique du système de pensée de sa famille a pu avoir un impact négatif sur son amour-propre. La scène où Audrey rentre chez elle en bus après la fête de famille marque le moment où elle est sur le point de s’élever au-dessus des attentes négatives d’Ania. Elle s’apprête à entamer le travail nécessaire pour accéder à l’histoire de son arrière-grand-mère, c’est un moment charnière dans la trajectoire du personnage, et ce désir de braver les difficultés n’aurait pas été possible sans le jugement d’Ania.

 

Propos recueillis par Nathan Letoré

 

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Fiche technique

Canada / 2019 / Couleur / HD, Stéréo / 64’

Version originale : anglais, polonais.
Sous-titres : anglais.
Scénario : Sofia Bohdanowicz, Deragh Campbell.
Image : Sofia Bohdanowicz.
Montage : Sofia Bohdanowicz, Deragh Campbell.
Son : Sofia Bohdanowicz.
Avec : Deragh Campbell, Elizabeth Rucker.
Production : Calvin Thomas, Sofia Bohdanowicz, Deragh Campbell.
Distribution : Sofia Bohdanowicz.

 

ENTRETIEN AVEC LA RÉALISATRICE