La Jungle de Calais, l’hypermédiatisation en a fait son miel. Loin de ce type d’échos, il s’agit pour Christophe Clavert de revenir sur les lieux, après, autrement. Cela commencera par une mise à plat de la manière. Ainsi en préambule, le rappel, scrupuleux, détaillé, des événements et du contexte politique, administratif de la jungle et de Calais en 2016, alors que se déplient en de lents plans méthodiques les lieux évoqués par le cinéaste. Intervient ensuite Khalid Mansour, unique témoin que l’on accompagnera tout au long du film. Ancien journaliste qui a fui le Soudan et qui vécut dans la jungle, son récit sera orchestré avec trois voix : celle de Marie Chebli, interprète, celle de Giorgio Passerone, intellectuel et universitaire impliqué aux côtés des migrants, puis celle de Christophe Clavert, off et après coup, commentant, complétant. On l’aura compris, il s’agit ici d’oeuvrer à l’accueil d’un témoignage, de sa singularité souveraine. Ainsi, depuis sa chambre au confort rudimentaire d’un ancien foyer pour travailleurs émigrés, il relate non sans humour ce que fut son périple et ses dangers pour lui, un Noir, à traverser l’Europe depuis l’Ukraine jusqu’à Calais. Ou se remémorant la vie d’alors, commentaire lucide, depuis les lieux de la jungle à nouveau arpentés, scrutés, aux traces désormais recouvertes, à l’histoire effacée. Et Clavert de prêter attention à la circulation de la parole, au fil de la conversation, d’offrir, point inattendu, toute sa place au travail de passage d’une langue à l’autre. Question de restitution du récit, d’un temps à l’autre, et de celle du régime des images qui se déploient, avec ces magnifiques dessins saisis alors, contrepoint aux archives photographiques et vidéo. Travail d’hospitalité, sans éclat ni spectaculaire, mais insistant sur les rémanences de l’Histoire, comme l’apostille finale le rappelle avec une saisissante âpreté. (N.F.)
- Compétition Française
- 2020
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Little president
Vous revenez sur ce qu’a été la Jungle, où vous aviez déjà tourné C’était la Jungle en 2018. Pourquoi cet attachement ? On y rencontre aussi Giorgio Passerone, qui connaissait déjà Khalid. Comment est arrivée sa présence dans le film ?
L’idée d’un film autour de la Jungle de Calais est venue d’abord par Giorgio Passerone qui y avait emmené ses étudiants de l’Université Lille 3 et qui m’avait plusieurs fois proposé de les accompagner. Finalement la Jungle à été détruite (en février puis octobre 2016) et je n’y étais pas allé. Giorgio est professeur de littérature italienne, il a été élève et proche de Gilles Deleuze et vit en France depuis la fin des années soixante-dix. Nous nous sommes rencontrés vers 2007 par l’intermédiaire de Jean-Marie Straub avec qui nous avons tous deux travaillé et nous sommes devenus amis. Après avoir rencontré Khalid dans la jungle, Giorgio me l’a présenté car Khalid avait un scénario sur le parcours d’un exilé, du Soudan à Paris, pour qui il cherchait un réalisateur/producteur. Cela me semblait très improbable de trouver l’argent pour un tel projet et j’ai proposé autre chose : faire raconter à Khalid son scénario tout en le filmant dans sa vie quotidienne d’exilé-étudiant à Lille. Nous avons fait les entretiens dans la chambre universitaire de Khalid dans l’idée d’un travail préparatoire à ce film qui n’a pas été fait.
Je suis allé plusieurs fois filmer l’ex-Jungle de Calais. La première fois en décembre 2017, un peu plus d’un an après sa destruction. Puis trois autres fois jusqu’en juin 2018 où nous y sommes retournés avec Khalid Mansour, Marie Chebli et Giorgio Passerone pour y tourner ce qui constitue la seconde partie du film. C’était la Jungle a été fait à partir des mêmes rushs que Little President. C’est un petit film-tract qui peut être vu comme une introduction à Little President et que j’ai fait en quelques jours alors que j’étais en train de monter l’autre film.
Pourquoi ne retenir pour le film finalement que Khalid Mansour, unique témoin-acteur qui y vécut ?
J’ai filmé d’autres témoignages, plus courts, sur les parcours d’autres personnes et leur expérience de la Jungle. Mais j’ai trouvé l’unité du film, sa forme comme se déployant autour de la chambre où avait été filmé le premier entretien avec Khalid, cet espace clos de 9m2, comme une cellule de prison, à partir de laquelle est convoqué l’ailleurs-passé de la jungle. Il m’a semblé que le mélange d’humour et de tragique que Khalid déploie dans son récit était le bon fil rouge pour voyager à travers la Jungle et qu’on retrouverait la diversité de celle-ci à travers les dessins et aquarelles d’Anne Gorouben, même si c’est évidemment sur un autre plan, celui d’une figuration muette.
Vous donnez la part belle à l’interprète, Marie Chebli, devenant une protagoniste à part entière. C’est là un geste inhabituel. Selon quelles nécessités ?
Marie était élève de Giorgio et était allé dans la Jungle avec lui. Elle connaissait aussi Khalid et, étant libanaise, parle l’arabe. Je ne voulais pas que l’échange avec Khalid se fasse dans notre mauvais anglais respectif qui n’est, de plus, ni sa langue, ni celle de Giorgio, ni la mienne. Et puis il me semblait important qu’on entende Khalid s’exprimer dans sa langue maternelle. L’intervention de Marie est donc arrivée comme cela. Le fait de la filmer est venu de manière instinctive au moment du tournage et il s’est avéré que le regard qu’elle porte sur Khalid aide à la construction et à la circulation entre les différents points de vue.
On pourrait parler d’un film à quatre voix, vous-même intervenez non sur place, mais souvent off, apportant précision ou écart. Comment votre place s’est construite ? De même, par vos choix de montage, vous laissez ouverts les écarts de perceptions entre les différents protagonistes.
Le film est le fruit de mon amitié avec Giorgio Passerone et de ma rencontre avec Khalid et Marie. Il paraissait nécessaire de m’y inclure même de manière discrète et cela me permettait aussi de contextualiser la situation et d’apporter certaines précisions qui n’étaient pas évoquées. Je dirais plutôt que le film est à 5 voix car les dessins et aquarelles d’Anne Gorouben tressent aussi un récit parallèle de ce que fût la Jungle. L’expérience de la jungle, chacun l’a vécue d’un endroit différent et avec une vision qui lui est propre. Giorgio y voit une utopie communautaire réalisée mais il n’a pas vécu le quotidien du bidonville. Ce qu’Anne Gorouben a, elle, partagé quand elle est venue faire ses dessins. Quant à Khalid, sa vision change entre le moment où il vient d’arriver dans la résidence universitaire, où il est heureux d’avoir enfin une habitation en « dur », et le moment où, un an plus tard, nous retournons sur les lieux de l’ex-Jungle alors que les conditions sanitaires déplorables de la résidence et l’isolement dans lesquels les migrants s’y trouvent lui font regretter la Jungle. L’idée que l’on peut se faire de la Jungle est dans le croisement de ces différents points de vue et il me semblait important de maintenir la tension entre eux car il n’y en a pas un plus juste que l’autre.
Outres les dessins d’Anne Gorouben, vous décidez d’utiliser aussi des photographies et des vidéos. Comment s’est fait ce choix de mêler ces régimes d’image et ces différentes temporalités ?
Les images de téléphones portables et les photos apparaissent comme de sortes de documents-preuves tandis que les dessins et aquarelles sont plus dans l’ordre de l’invocation des ex-habitants de Jungle. Le film étant un retour dans le passé ces différents régimes d’images permettent aussi de construire le va-et-vient entre passé et présent.
Hormis les voix et les corps, il y a aussi cette insistance sur les lieux, filmés avec précision et insistance, où vous privilégiez plans fixes et panoramiques. Comment cela s’est-il décidé ?
L’existence de la jungle a été la rencontre entre un lieu, cet immense terrain vague coincé entre l’autoroute et la mer, et une population à la recherche d’un endroit pour survivre. Ce sont les lieux que j’ai filmés en premier : d’abord la zone industrielle des Dunes où la Jungle s’était établie et qui ressemblait à ce moment-là non à une jungle mais à un désert, puis la Résidence Gallois. J’ai, à chaque fois, filmé les lieux sans plan préconçu, en les arpentant, filmant ce qui me semblait important de montrer et dans le souci de rendre la topographie des espaces.
En apostille, vous reliez clairement trois moments historiques, de la colonisation à aujourd’hui, mais de façon très discrète. Pourquoi ce lien ? Cette discrétion ?
On ne peut pas penser les migrations actuelles sans penser la colonisation. Les jeux d’apprentis sorciers des empires européens en Afrique et en Orient ont détruit des sociétés entières et nous faisons face aujourd’hui aux conséquences de ces destructions. Cela s’est fait sous le masque de la civilisation. Le plan final est pensé comme une piqûre de rappel. Une manière de dire : « Mais il y a eu ça aussi ». De faire sentir qu’il y a une continuité : qu’après avoir confisqué des territoires, on confisque la liberté de circuler. Et que ceux qui font mine de penser que les migrants sont des barbares qui nous envahissent oublient les faits. Les grands massacreurs ont été les Européens et leurs descendants des Amériques. Bref, il ne s’agissait pas de faire de grands discours mais de poser un point de réflexion, en faisant un bref saut dans le passé.
Propos recueillis par Nicolas Feodoroff
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Fiche technique
France / 2020 / Couleur / HD / 58’
Version originale : arabe, français.
Sous-titres : anglais.
Scénario : Christophe Clavert.
Image : Christophe Clavert.
Montage : Christophe Clavert.
Son : Lucie Taffin.
Avec : Khalid Mansour, Giorgio Passerone, Marie Chebli.
Production : MACT PRODUCTIONS (Antoine De Clermont Tonerre).
Distribution : MACT PRODUCTIONS (Christophe Clavert).
ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR
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